La ville de Windsor, en Ontario, qui se trouve juste de l’autre côté de la rivière en face de Detroit, célébrait en 2001 l’anniversaire de ses trois cents ans. La présence francophone est assez forte dans cette ville, et on en a donc profité pour rappeler une histoire parallèle qui a failli exister, une Amérique francophone... ce que j’ai fait à ma façon. La première phrase de mon texte constitue le thème de ce mini-colloque, auquel avaient été conviés de nombreux écrivains québécois.
Mémoires d’une pièce rapportée
Trois cents ans de français en Amérique...
Il y a trois cents ans, mes ancêtres paternels bretons et alsaciens vivaient en Bretagne et en Alsace, mes ancêtres maternels cambodgiens vivaient dans un pays qui ne s’appelait pas encore l’Indochine. Je suis l’enfante de celles et de ceux qui sont restés ou qui, lorsqu’ils sont partis, ont tourné à gauche, vers l’orient, à contre-chemin de toutes les migrations humaines.
Puis-je vraiment parler, moi, de trois cents ans de français en Amérique ? Et puis, quelle Amérique ? Celle du nord, celle du sud ? J’ai toujours trouvé « les Amériques » tellement plus... pluriel — tellement plus grand.
Mais je ne vis pas dans les mêmes Amériques que ceux qui y sont nés, pas dans le même Nord ni dans le même Canada, pas dans le même Québec, et mon Chicoutimi même est un peu parallèle sur les bords : je vis dans mon fantasme européen du Nouveau Monde et, pour moi, il n’a pas trois cents d’âge : il est né avec moi.
Qu’est-ce que je pourrais en savoir, moi, de trois cents ans de français en Amérique ?
Voyons... La première fois que je n’ai pas entendu parler du français en Amérique, j’avais neuf ans. C’était un livre de la bibliothèque de mon école communale — enfin, du placard aux livres de l’école. Il y avait un type idiot qui mourait dans une tempête de neige à quelques mètres des maisons. A-t-on idée ? Mes hardis trappeurs du Nord, quand je jouais à l’Hiver (après avoir lu Le Dernier des Mohicans) n’étaient pas aussi stupides. Le titre du livre, sa provenance, son auteur ? Je ne m’en suis pas souvenue. Juste le nom du gars, qui, en plus, quelle ironie, s’appelait Paradis ! 1 A-t-on idée !
La deuxième fois que je n’ai pas entendu parler du français en Amérique, c’est dans une note en bas de page de mon livre d’histoire de France, toujours à l’école communale, à propos de la perte de quelques arpents de neige — j’ai regretté, pour la neige (je faisais déjà, on l’aura compris, une fixation sur l’hiver). Un peu plus tard, une autre note en bas de page sur la vente de la Louisiane — j’ai regretté, pour les Séminoles ; j’avais lu dans la bibliothèque de ma mère Noirs sont les cheveux de ma bien-aimée, de Frank. G. Slaughter, et la description de l’Okeefenokee m’avait beaucoup fait rêver, même s’il y faisait de toute évidence bien trop chaud.
J’avais treize ans la troisième fois que je n’ai pas entendu parler du français en Amérique. C’était une ligne dans un paragraphe de mon livre de littérature française du 17e siècle, au lycée, dans le chapitre « Voltaire » — les quelques arpents de neige, c’était lui : un autre petit tour et puis s’en vont.
La quatrième fois que je n’ai pas entendu parler du français en Amérique, mais ça se rapprochait, la même année, c’est quand mon beau-frère m’a chanté une chanson qui parlait de petit bonheur laissé sur le bord du chemin. J’ai trouvé cette chanson très jolie. Quand je l’ai entendue à la radio, je l’ai à peine reconnue, mais j’ai aimé la voix si caractéristique, grave et rocailleuse, du chanteur, un nommé Félix Leclerc.
Presque dix ans plus tard, en 1969, j’ai entendu parler du français en Amérique pour la première fois. La radio passait des chansons qui rockaient bien en français ! Une rareté, à l’époque... Robert Charlebois et Louise Forestier, c’étaient. Et un type qui parlait ses chansons chouettement bizarres, Claude Péloquin. Et un autre bien sympa aussi qui chantait — et nous en étions bien d’accord à l’époque — qu’on n’était « pas sortis du bois », Jacques Michel.
C’étaient des chanteurs québécois. Il y avait un coin du Canada (c’était où, ça, déjà ? Ah oui, le machin au-dessus des États-Unis...) qui s’appelait Québec et où l’on parlait français.
À vrai dire, j’en avais vaguement conscience : vers dix-sept ou dix-huit ans, j’avais lu avec ma mère et avec passion la fin de l’histoire d’Angélique Marquise des Anges, d’Anne et Serge Golon. Les amants enfin réunis s’en allaient vivre à Québec et faisaient du canoë avec des Indiens. Mais ça se passait au 17e siècle, autant dire jamais. Les arpents de neige avaient été perdus entre temps, non ?
J’ai failli entendre vraiment parler du français en Amérique à l’automne 1970. Les chanteurs nous ayant branchés sur le Québec, mon mari de l’époque et moi y étions subliminalement attentifs. Il y a eu quelques rapides entrefilets sur une crise politique liée aux francophones québécois. Trois petits tours et puis s’en vont.
Cela ne nous a nullement empêchés, quand mon mari a voulu échapper au service militaire en essayant la coopération à l’étranger, en 1973, de demander l’Afrique du Nord — Maroc, Tunisie, à la rigueur l’Algérie : nous avions des amis, français et indigènes, dans les deux premiers pays. Imaginez donc notre réaction quand, trois semaines avant le départ prévu, on répondit enfin à nos inquiétudes qu’on nous envoyait à Chicoutimi (enfin, lui ; moi, j’étais la cantinière dans les bagages). « C’est où, au Maroc ou en Tunisie ? — C’est au Canada, au Québec. — Ah bon... Eh bien, on pourra faire du ski, au moins. »
En vérité, nous voulions surtout partir, quitter la mère patrie — pas mal trop amère en 1973 pour des ex-soixante-huitards. La destination nous importait peu. Nous sommes arrivés un 5 septembre par une chaleur de sauna, l’air fou avec nos grosses chaussures de ski à la main. Un autobus nous a conduit directement à Québec, et c’était loin, loin, délicieusement loin, même si le paysage était plutôt monotone. Nous y avons passé trois jours chez des frères Oblats, assez loin de la ville, où nous avons découverts tous ensemble (nous étions environ cent vingt coopérants, cent vingt collégiens en vacances) les joies pour nous tout américaines des toasts, des cornflakes — et du jello 2 — au petit déjeuner.
Un autre autobus nous a emmenés ensuite à Chicoutimi (nous n’étions plus qu’une dizaine), par une soirée et une nuit où un orage grandiose, à la Chateaubriand, amoncelait sur les montagnes des forteresses de nuages.
Et le surlendemain, après avoir acheté pour 300 dollars une grosse Américaine de film (une Dodge Polara 1964 bleue — eh, on pouvait mettre des skis alpins de deux mètres direct dans le coffre ! Ça, c’était l’Amérique ! ), parce que des coopérants sur le retour nous avaient emmenés à la pêche, nous avons appris notre premier vrai mot de français américain : gravelle.
Nous avons des routes de terre, en France ; des chemins, des sentiers, des sentes, et même des routes avec du gravier dessus ; mais nous n’avons pas de gravelle.
Depuis, je me suis souvent réjouie de l’inventivité du français en Amérique — au point que, traductrice parfois pour des éditeurs français-de-France d’ouvrages anglo-canadiens ou américains, je me mords les pouces de ne pouvoir utiliser les termes québécois, qui correspondent si bien, si exactement, aux réalités américaines. Mais à vrai dire, quand je suis arrivée à Chicoutimi, je ne me suis pas sentie si dépaysée : l’accent du Saguenay ressemblait un peu à celui de la campagne où j’avais grandi, et j’avais assez lu de textes du 17e et 18e siècle. Je connaissais assez l’anglais, aussi, quand notre belle Américaine a succombé à la gravelle ce jour-là et que nous avons du recourir à un garagiste pour faire changer le moteur.
Mais cet automne-là, à l’Université de Chicoutimi qui avait engagé mon mari, on nous a présenté un documentaire qui s’appelait « La nuit de la poésie ». Et là, aspirante-écrivaine et depuis bien longtemps créature de mots, j’ai entendu pour vrai le français en Amérique — j’ai commencé à prendre conscience de ce qu’était parler français en Amérique : une poète, Michèle Lalonde, martelait, d’une voix tremblante de passion, « Speak White ».
C’était un programme double — à l’américaine : il y avait aussi un film troublant sur les Événements d’Octobre, intitulé « Les Ordres ».
Et après six mois de Chicoutimi, nous sommes allés en virée à Montréal, au printemps 74. Et là, le français en Amérique m’a enfin frappée entre les deux yeux et les deux oreilles, personnellement, à mon petit niveau, quand sur la Main, au centre-ville, j’ai essayé d’acheter quelque chose au magasin de La Baie d’Hudson, en français.
Ça n’a pas vraiment cessé depuis. Avec des hauts et des bas. Être francophone au Canada, et dans les Amériques, c’est un peu comme être féministe : avoir un caillou dans une chaussure qu’on ne peut jamais enlever.
Trois cents ans de français en Amérique, pour moi, c’est cet été de 1973, quand nous sommes partis avec deux amis français-de-France, looking for America comme Simon et Garfunkel mais dans notre belle grosse Américaine, à 50 miles à l’heure pas plus, toutes les vitres baissées dans la canicule où Nixon, à la frontière, nous a salués en faisant V dans le poste de télé des douaniers — et où, au retour, à cet arrêt de camionneur sur une autoroute de l’Ontario, cette serveuse nous jetait nos assiettes sur la table comme on lance des gifles. « Mais qu’est-ce qu’elle a ? » demandent nos amis. « Elle pense que nous sommes des Québécois ». Et alors, ce cri du coeur de mon amie : « Mais nous sommes des Français, nous ! »
Je suis restée interdite de sa réaction, éberluée — d’entendre cette petite voix intérieure qui disait « pas moi ! ». Une seule année, et j’étais passée de l’autre bord. Ou en tout cas, d’un autre bord. Avec trois cents ans de retard (au moins), j’étais devenue un morceau de la courtepointe française en Amérique.
Je suis une francophone en Amérique.
Pas une francophone d’Amérique. Je flotte et flotterai sans doute toujours entre deux bords. Je suis simplement venue ajouter mon français à tous les autres d’ici — mon français qui n’est pas, ne sera jamais, ne peut pas être, celui d’ici. Une langue, on la porte comme un corps. On a grandi avec, dans certains paysage, on l’a apprise à travers certaines saveurs, certaines odeurs, certaines musiques de voix ; l’histoire dont on est le personnage, ce n’est jamais exactement celle du voisin, n’est-ce pas ? Et le corps de sa langue, — ces histoires, cette Histoire — on le trimballe avec le sien, partout, toujours.
On me dit là-bas (où je ne retourne presque plus), « Dis donc, tu as un accent, toi, maintenant ! ». On me dit ici : « Ah, coudon 3, vous n’avez pas perdu votre accent, vous ! » Eh bien, non. Des deux bords. Et bien sûr que je n’ai pas perdu mon accent mais que, à défaut d’un accent québécois, je ne cause plus vraiment le français-de-France. Je suis une « néo-Québécoise » — tout le monde ne peut pas être né au Québec. J’avais vingt-six ans quand je suis arrivée ici. J’étais faite. Pas question de me défaire ni de me contrefaire.
Mais me refaire, ma foi, oui. N’est-ce pas cela, le Nouveau Monde ? Se refaire une histoire, c’est ce à quoi s’emploient tous les immigrants, surtout ceux qui tombent en amour avec leur nouvel espace. Je ne dirai pas « pays ». Le seul vrai pays d’un écrivain, disait à peu près Milosz, c’est sa langue. Et c’est ma seule certitude, hybride multiple que je suis, flottant entre trop de bords, jamais autant ailleurs que lorsque je suis ici — où que soit cet ici : mon pays, n’importe où, c’est le français.
Trois cents ans de français en Amérique. C’est plutôt davantage, au reste, mais passons sur l’aspect pratique des chiffres ronds. De toute façon, ce passé-là n’est pas mon passé. Son futur ? Je n’ai pas trop envie de spéculer sur le futur du français dans les Amériques. Le futur n’existe pas, il est à créer. Et puis, les chiffres, les statistiques, les arrachages de cheveux, les déversages de cendres sur la tête, les agendas des uns ou des autres... C’est un anniversaire, pas une veillée funèbre ni un rallye de propagande, n’est-ce pas ? Par ailleurs, auteure de science-fiction, je tends à toujours tempérer (ou exaspérer, c’est selon) le passé et le présent par le long terme — le Voltaire des arpents de neige appelait cela « le point de vue de Sirius ». Et dans cette perspective, je me demande souvent si l’obsolescence ou la disparition de notre langue (et je ne pense pas ici au seul français, allons, un peu de grand angle ! ) ne nous tracassent tant que parce qu’elles évoquent, en définitive, notre propre mort, et la disparition de l’illusion ténue d’une postérité. Mais en dernier ressort, pourquoi la disparition de « notre langue » serait-elle davantage un scandale que la disparition des langues amérindiennes, africaines, asiatiques, alouette, de toutes celles qui ont disparu depuis qu’il y a des êtres humains, et qu’ils parlent ? Parce que c’est « la nôtre » ? Je ne suis pas sûre de la solidité de l’argument.
Les langues sont des êtres vivants, comme nous, oui, et comme... des arbres : elles se transplantent dans de nouveaux environnements, elles s’y adaptent en les adaptant. Quelquefois, elles disparaissent. Quelquefois, elles changent. Et le changement n’est pas nécessairement une mort. Nombre de langues qu’on dit mortes existent encore, au reste, ne serait-ce que comme points de départ de riches rêveries étymologiques — et le fantôme du français vivra sûrement bien aussi longtemps que celui du latin et du grec d’où il est né (entre autres). D’ailleurs, avec le réseau de l’internet et les machines à traduire qui en sont tous deux à leur balbutiante préhistoire (ne nous laissons pas engluer dans le court terme), je serais bien étonnée que disparût une langue française ressourcée par ailleurs aux dialectes inventifs de centaines de millions de gens. Les puristes aboient, la caravane de la langue passe.
Et nous sommes là, nous, maintenant, n’est-ce pas ?
Pour l’instant, ne manquons donc pas d’imagination, ni de perspective. Et ne manquons pas de courage. Connaître sa langue, la parler, s’y obstiner, c’est un engagement d’abord individuel, un choix et une responsabilité de chaque jour. Et oui, c’est parfois bien pénible, le cailloux dans la chaussure devient insupportablement présent. Je monte en broue 4 linguistique chaque fois que je vais à Montréal — en fait, chaque fois que je traverse la rivière Outaouais direction ouest. Mais je suis et je reste un morceau de français en Amérique parmi bien d’autres, ceux qui sont arrivés il y a longtemps, ceux qui viennent d’arriver et ceux qui continueront d’arriver. Et je vis aujourd’hui, pas hier ni demain. Que demander de plus ? C’est ainsi que se perpétue une langue, jour après jour, si chacun fait son bout. Je fais le mien. J’écris.
comme la vague dans la mer
comme le sang dans les veines
comme la graine dans le vent
Notes :
1. Il s’agit évidemment de Maria Chapdelaine, du français Louis Hémond. 2. Marque de commerce pour des desserts de gélatine parfumée. 3. Abréviation — je crois — de écoute donc. 4. Mousse de bière. Ça bouillonne, autrement dit.
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