On ne présente plus René Beaulieu, ni en France ni au Québec, c’est un pilier du milieu de la SFFQ, et il est allé assez souvent en France depuis quelques années. Actif dans la critique et la traduction, il délaisse un peu trop l’écriture, malheureusement. Quant à Phénix, c’est une revue française. Cette entrevue est parue dans le numéro 55 (septembre 2000).
RB. : La rédaction de Tyranaël s’est poursuivie durant de longues années. Tu peux nous parler de la genèse et de l’élaboration de cet important roman paru en plusieurs volumes ?
EV. : J’avais seize ans, je lisais omnivorement de la SF & Cie depuis un an. J’ai fait un rêve. Dont il m’est resté une phrase au réveil, et je l’ai notée dans mon carnet d’alors : " Une planète immense et il y a une marée qui couvre tout en même temps mais personne ne meurt ". Il faut croire que c’était en ligne directe avec les Trésors de Mon Inconscient, parce que de cette unique phrase sont sorties deux mille pages, sept fois, sur une durée de trente-six ans. À partir de là, j’ai tout de suite élaboré le canevas d’ensemble : une saga, une fresque, une série de nouvelles plus ou moins longues reliées entre elles par les lieux, une intrigue à plusieurs tiroirs et des générations de personnages appartenant à quelques familles. J’en ai écrit quelques bouts, mais surtout, je voulais peaufiner tout le bazar. J’ai peaufiné (cartes, langues, plans, mœurs, religions, géologie, faune, flore... Quand je dis tout le bazar, je veux dire TOUT le bazar) pendant quatre ou cinq ans ; c’est devenu mon évasion, mon refuge — et finalement mon excuse pour ne pas écrire. Jusqu’à ce que mon futur époux d’alors me dise (j’avais vingt-et-un ans) " Arrête de me pomper avec tes histoires et ÉCRIS-LES ! ". Ce que j’ai fait. La première version a été terminée en 1976. C’était la quatrième, en fait. J’en écrivais une version du début à la fin, puis je la reprenais de la fin au début (C’était possible à cause du système " histoires séparées " ) , et ainsi de suite. Et c’est comme ça que j’ai terminé cette version-là avec la première nouvelle de la série, gag.
Ensuite, j’y suis revenue pour tatouiller ici et là ; j’ai réécrit deux versions complètes, mais ce n’était pas ça. Et puis surtout, j’avais écrit et publié entre temps, j’étais entrée dans plusieurs machines, j’avais d’autres intérêts... Et tout ça me paraissait enfantin, voire infantile, plutôt masturbatoire : bon, je m’étais tenue compagnie avec ça pendant des années et ça m’avait même aidée à survivre à mes premières années d’université, mais ce n’était pas une raison pour déballer ça en public ! Je l’avais fait lire à quelques personnes (Tu en sais quelque chose), à commencer, très tôt (1972) , par Pierre Versins, qui m’avait encouragée en me disant " Tu as d’autres histoires à écrire, c’est sûr ", mais bon, ça me suffisait. Chaque fois que je relisais le machin, je corrigeais plein de trucs avec horreur... Bref, j’ai appris à écrire avec. Et puis la SF avait quand même un peu évolué entre temps, et elle n’arrêtait pas. Ça devenait difficile de lâcher ce livre, dans ces circonstances. Jusqu’à ce que... j’aie mûri, en retrouvant l’espèce d’innocence que j’avais eue au début, et que je savais obscurément nécessaire pour ne pas... gâcher tout le truc en étant trop astucieuse, trop savante, trop... coquette, littérairement, je veux dire (J’ai presque été tentée à un moment donné, j’avoue, par le post-moderne ! Ciel ! ). Et puis, pour des raisons sans rapport, j’ai repris des bouts de textes pour arranger un recueil pour adolescents
(Contes de Tyranaël), ça m’a fait revisiter cet univers et je me suis soudain rendu compte qu’il me parlait toujours, que tous ces personnages, ces histoires — et ces lieux — étaient toujours vivants pour moi, signifiants. Encore quelques autres raisons sans rapport — un nouvel éditeur québécois qui se lançait, un copain (Alire) , le défi de la performance (publier cinq romans le plus vite possible, en l’occurrence moins de deux ans) , le désir d’en finir l’année de mes cinquante ans avec ce machin que j’avais porté les deux tiers de ma vie, un besoin de tourner la page... et aussi le sentiment très profond que c’était prêt, et que j’étais prête pour, digne de, en quelque sorte ! Et la découverte et l’aide absolument inestimables d’un conseiller technique hors pair, Norman Molhant, qui n’a pas arrêté en cours de route (via le courriel, plusieurs fois par jour !) de me conseiller, de m’éduquer, de me faire enrager, désespérer, puis de me revivifier... Ah, quel pied ! Et le sentiment, après avoir fini, que j’avais été fidèle à au moins 80 %, parfois plus, à mon projet — c’est énorme ! Je ne sais pas si le roman est important pour autrui, mais pour moi... le pied.
RB. : Et quelles différences principales relèverais-tu, si tu crois qu’il y en a, entre l’auteure de ce livre et ses préoccupations et celles de tes ouvrages précédents ?
EV. : Eh bien, c’est difficile à dire, puisque le bidule est perversement étalé dans sa conception et sa rédaction sur trente-six ans ! C’est exactement la même auteure que celle des livres précédents et inversement. J’y ai reversé en cours de route tout ce qui me préoccupait, et inversement, bis. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles il est resté vivant dans mon imagination. Le plus difficile, ça a été de garder des détails, des thèmes (comme les pouvoirs psi) , dont je me suis détachée assez tôt quand même dans leur forme, disons, " naïve " , années 50 et 60 — laquelle était essentiellement la forme sous laquelle je les avais découverts à seize ans. Le continuum corps-esprit reste fascinant pour moi, cependant, et j’ai essayé d’introduire un peu de cet aspect. De même pour rester fidèle à l’élan initial d’une adolescente qui ne savait même pas que le mot féminisme existait, j’ai laissé ce motif-là, très important pour moi maintenant, diffuser de façon sournoise dans tout le truc, de façon détournée, souterraine, mais pas nécessairement toujours très explicite. Enfin, l’importance de la solidité... parascientifique a été importante pour moi dès que j’ai commencé à écrire sérieusement de la SF — non que ce soit mon sujet central, des idées de hard science, mais question de principe — alors que, je m’en suis rendu compte en relisant les versions originales, ce qui comptait alors, c’était d’aller droit à l’essentiel, qui était... la satisfaction des fantasmes, disons, pour simplifier, avec le minimum de rationalisation-déguisement. Et le super-pied, avec Norman, ça a été de me rendre compte que des trucs que je croyais totalement impossibles à rationaliser scientifiquement et auxquels pourtant je tenais mordicus l’étaient, rationalisables ! Et que je pouvais donc les garder et continuer à me faire plaisir, ouf.
RB. : Tu en as terminé avec le Pays des Mères ou tu prévois encore, comme à l’époque, une autre livre ? De quel nature serait-il ?
EV. : L’époque, c’était entre 1978 et 1992... Mais oui, je prévois toujours un dernier volume d’histoires se déroulant dans cet univers-là. Je disais alors " dans une dizaine d’années " et j’étais dans le vrai. Ce troisième roman à commencé à se condenser sérieusement (Je ne vais pas dire " coaguler " ! ) il y a seulement un an ou deux ; et je ne prévois pas de l’écrire avant encore un an ou deux...
RB. : Tu as publié récemment une recueil de poèmes, fort bien reçu, chez un éditeur québécois reconnu dans le domaine. C’est rare pour un auteur de SF francophone. Pourquoi et comment cela est-il arrivé ? Exprimes-tu là des choses que tu ne pouvais dire avec ou dans ta SF ?
EV. : Hmmm. Je ne crois pas que je ne pouvais pas les dire. Je pense les avoir dites dans ma SF, en long, en large, en travers, en diagonale et dans les géométries non-euclidiennes. Mais pas de cette façon-là. Court, direct, la plongée, rien à expliquer, et au ras de la non-histoire. La poésie, dans la SF, ce sont des moments, un bout de description, de décor, certains êtres, certains objets, certaines situations... Mais il y a tout le reste autour, tout l’appareil réflexif ; toute la... négociation avec le lecteur est différente. Semblable (il faut reconstruire entre les mots) mais différente (y a moins de mots dans ma poésie ! )
RB. : Tu as également écrit le livret d’une sorte, disons d’" opéra " , tiré de Tyranaël, joué l’été dernier. Tu as des désirs de créations ou d’échappées dans d’autres domaines littéraires, comme le fantastique, la fantasy, le théâtre, le scénario de cinéma ou le roman réaliste ?
EV. : Eh bien, ce n’est pas un opéra, c’est un " oratorio ", faute d’un autre terme... Moitié impro contrôlée, moitié impro du moment, et avec le texte dit-chanté par les musiciens (et une soprano), genre moderne, avec des instruments bizarres et des sons bizarres et beaucoup d’enthousiasme. Je suis toujours intéressée par les autres formes de communication et de racontage d’histoire. J’ai collaboré au moins à deux (petites) BD, et j’ai écrit le scénario du film qu’on a failli tirer au Québec du Silence de la Cité. Pour ce qui est d’écrire autre chose que de la SF, ma foi, comme l’inspiration viendra. Je prends ce qui m’est donné. Il me vient des histoires qui sont plutôt ceci, ou plutôt cela... Et plutôt de la fantasy, ces temps-ci, résolument non traditionnelle, disons " moderne " et entretenant des liens avec le fantastique noir... Une fois que je les aurai écrites, je vous laisserai, lecteurs, vous débrouiller avec.
RB. : Tu as encore des défis ou des ambitions, humaines, professionnelles ou littéraires, que tu voudrais relever ou accomplir ? Lesquels ?
EV. : Sur le plan littéraire, écrire les romans et histoires dont les plans dorment dans mes filières. Sur le plan professionnel... Euh, c’est quoi, " professionnel " ? Genre, gagner le prix Nobel ? Non. Disons continuer à publier. Et sur le plan humain, mourir curieuse.
RB. : Comment vois-tu l’état de la SF québécoise en ce moment, des SF francophones d’Europe ou mondiales, et leurs rapports avec la " vie réelle " ?
EV. : Eh bien pour dire vrai, je ne le vois pas trop en ce moment et pour encore un bon moment : je ne lis pratiquement plus, je fais de la traduction à tour de bras en essayant de gagner ma vie soi-disant " réelle " . Et je n’ai pas vraiment envie de discourir sur des pseudo théories qui sont en réalité des opinions : les miennes, d’opinions, ne sont plus suffisamment informées ces temps-ci pour être valides.
RB. : Comment vois-tu la SF écrite par la femmes en ce moment, particulièrement celles des auteures francophones ?
EV. : Quelles auteures francophones ? (mais voir plus haut : je ne lis plus ; mais je n’ai pas l’impression qu’elles se pressent tellement au portillon, les braves demoiselles) . Pour la SF écrite par les femmes en langue anglaise, elle se porte foutrement bien, mais les lecteurs francophones n’en sauront vraisemblablement pas grand chose compte tenu des délais et surtout des choix de traduction en Europe. Cependant, la encore, je signale que je ne suis plus très au courant. Et par ailleurs, plus grave ( ! ), je ne m’intéresse plus trop à la théorie, je suis entrée dans mon siècle de pratique !
RB. : Que lis-tu et apprécies-tu surtout en ce moment ? Tes auteurs préférés ?
EV. : Ceux que j’ai lus... il y a un moment déjà. Surtout des auteures américaines. Mais vraiment, je ne lis plus. Impossible de répondre honnêtement à cette question, une fois de plus.
RB. : Quelles sont tes prochaines parutions et tes projets à venir ?
EV. : Alire devrait publier un ou peut-être même deux, wow, recueils de mes nouvelles introuvables parce que épuisées ou publiées dans des lieux indicibles — ou enfin, désertés depuis longtemps. Je suis en train de faire une adaptation radiophonique théâtrale d’une de mes nouvelles, " La maison au bord de la mer " . Un recueil de mes nouvelles traduites en Anglais (une quinzaine) devrait être publié chez Tesseracts Books/The Book Collective, mon éditeur canadien. Je suis en train de traduire le diptyque de fantasy de Guy Gavriel Kay, La Mosaïque sarantine (Voile vers Sarance et Seigneur des Empereurs). Je vais ensuite collaborer très activement à la traduction en anglais des deux premiers tomes de Tyranaël (Je traduis moi-même les tomes II et IV, on fera un bras de fer pour le V, avec mon traducteur...) . Après quoi, en 2001, vivement qu’on y soit, je me remets à écrire, d’abord un roman de fantasy (mauderne, donc) pour adultes, et ensuite un autre, du genre initiatique, pour... je ne sais pas trop qui. Je commencerai aussi des recherches frénétiques pour une uchronie religieuse se déroulant dans un Moyen-Âge. Et je commencerai à envisager très sérieusement le dernier volume se déroulant dans l’univers du Pays des Mères. Trois autres romans et une demi-douzaine de nouvelles attendent ensuite dans la queue. Plus tout ce qui viendra d’inattendu en cours de route, évidemment. Je suis très ouverte à la muse...
RB. : On les espère et les attend avec impatience, tous ces livres.
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