Une autre entrevue avec l’infatigable René Beaulieu, mais celle-ci porte davantage sur le recueil de nouvelles La Maison au bord de la mer, paru en 2000, et a été publiée dans la revue française Science-Fiction Magazine, dans ces coups de temps-là aussi.
RB. : Après Tyranaël , une oeuvre importante et très vaste, par le nombre, de pages et de volumes, voici maintenant des nouvelles, se situant toutes plus ou moins dans le même univers fictif avec une unité certaine dans l’atmosphère sinon dans la thématique. C’était un projet voulu au départ ou une réponse aux exigences précises de l’éditeur ?
EV. : Les deux. Je me suis très vite rendu compte qu’avec mes nouvelles inédites ou publiées-mais-introuvables pour cause de temps passé, ou pour cause de lieu trop exotique, il y avait de quoi faire deux très gros recueils (il y en aura finalement trois). L’éditeur s’en est rendu compte au même moment, et nous nous sommes proposé mutuellement — c’était une synchronicité — de choisir pour le premier recueil les textes qui constitueraient davantage un tout. Pour au moins deux autres raisons : on a (pas moi) étiqueté les nouvelles se passant à Baïblanca... "le cycle de Baïblanca", et je désirais miner cette fausse unité, et d’autre part, raison purement tactique, c’est le premier recueil d’une collection de nouvelles, il paraît que les gens aiment moins les nouvelles que les romans, et pour amorcer, pourquoi ne pas leur proposer quelque chose qui pourrait se lire comme un roman ?
RB. : Comment décrirais-tu le monde de Baïblanca et l’univers de ces récits ?
EV. : Comme " les mondes " de Baïblanca " et " les univers " (le pluriel de " récits " est OK ! ) En effet comme je le suggérais plus haut, l’unité du recueil est un leurre. Quand j’ai écrit les premiers textes, au début des années 80, dans le sillage de mon premier roman Le Silence de la Cité (" Janus ", le début de " Oneiros ", " Bande Ohne Ende " et " Dans la fosse " ), j’étais jeune et folle dans la SF : l’idée, je l’admets, d’un " cycle " me séduisait assez. Après tout, c’est ce que font les auteurs du " mainstream " : ils écrivent des textes qui sont tous situés dans le même univers et on ne les accuse pas de vilenie pour autant ! Mais j’en suis revenue, dans la mesure où un autre motif-obsession, si on veut, se croisait, dans mon imaginaire, avec celui des métamorphes et de leur variante les artefacts : les univers parallèles. À partir de là, c’était cuit. Il ne s’agit donc absolument pas d’un " fix-up " comme on dit en français, mais bien d’histoires qui se passent dans des univers différents, dans une sorte d’attracteur étrange qui serait... moins la ville que le concept de Baïblanca. Une lecture attentive devrait révéler des dissonances, des non-correspondances, ou de fausses correspondances, entre événements, lieux et personnages. C’est un éventail de possibilités qui est évoqué là, pas un développement linéaire.
RB. : Et quelles étaient tes ambitions précises avec ces nouvelles ?
EV. : Les besoins auxquels répond le recueil... eh bien, je les ai suggérés plus haut. Maintenant, chaque nouvelle en son temps, quand elle a été écrite, répondait pour moi à un besoin plus ou moins précis (je n’ai pas d’" ambitions ", pas plus que de " messages ", c’est bien trop encombrant). Par exemple, dans " Janus ", j’avais besoin d’explorer plus à fond le motif de l’artefact, de la relation créateurs-créature (parents/enfant), de retourner cul par dessus tête le mythe de Pygmalion... " Bande Ohne Ende " essayait de répondre d’une part de répondre à des angoisses diverses, après un événement traumatique impliquant suicide et meurtre dans mon entourage (je n’y suis pas arrivée), et d’autre part de questionner le sexual (ce qui est lié au sexe social, culturel, et non biologique) dans la figure des métamorphes, qui évidemment me touchait de près, puisque je suis féministe et femme. Même chose avec " Dans la fosse ", mais inversé (vu par un " normal ", et en hommage dans le ton à La Chute, de Camus). " La maison au bord de la mer " répondait à une sollicitation pour un des collectifs " historiques " de la SFQ, Dix nouvelles de SF québécoise
, et au besoin que j’éprouvais d’explorer plus avant, dans une autre facette, la relation parent/enfant, créateur/créature (ainsi que ma fascination/horreur pour le motif de la pétrification psychologique, tout comme ma terreur de l’explosion). " ... suspends ton vol " répondait à la sollicitation d’une collègue américaine, pour une anthologie gaie(Bending the Landscape), et à un désir ponctuel d’expérimentation dans l’écriture. Il y a deux textes ce recueil, je dirais, où le besoin était un peu différent : pour " Oneiros ", je voulais enfin terminer une nouvelle commencée (et publiée) en 1984, mais que je n’avais pu réaliser à l’époque telle que je l’avais conçue, et " Les dents du dragon " est à la fois l’indispensable inédit (quand même !), et une façon de pseudo-rationaliser le pseudo cycle de Baïblanca, une fausse piste de plus : il y a toujours eu un trou entre " l’univers " des métamorphes et " l’univers " des artefacts — ce qui pour moi était un signe évident qu’ils ne se trouvent pas nécessairement dans le même. D’une façon (très !) discrète, ce texte remplit le trou — avec un troisième univers ! — en suggérant une façon dont les artefacts ont pu venir à l’existence et dont les métamorphes ont pu complètement disparaître. Et puis, c’était un scénario que je traînais dans mes cartons depuis des siècles : grand rangement de printemps...
RB. : Tu as l’intention de revenir, plus tard, à ce monde " fin de siècle et des choses ", à ses océans qui montent lentement, grignotant les continents et l’ancien monde, à ses " ambiances artistiques ", à la fois vaguement surréalistes, crépusculaires ou oniriques à la Vermillion Sands ? Tu as encore des histoires à y raconter ?
EV. : La comparaison avec Ballard est flatteuse, mais inexacte pour moi : c’est un nouveau monde plein de possibilités fascinantes plus qu’un ancien monde qui se complait interminablement dans la contemplation de ce qu’il a été et de ce qu’il a perdu (un écho certain de la dichotomie Nord-Amérique/Europe, dans mon imaginaire de l’époque). Ai-je encore des histoires à y raconter ? Mais certainement : plusieurs univers, c’est un champ assez... vaste, non ? Est-ce que je sais quelles histoires ? Non, pas encore. J’avais fait une liste à l’époque de " Janus ", couvrant les histoires que j’avais le sentiment de pouvoir raconter dans ce cadre. Il y en avait une dizaine ; j’en ai écrit les trois-quarts, à Baïblanca ou ailleurs, les autres ont essaimé d’une façon ou d’une autre dans des romans. Mais l’imaginaire ne fonctionne pas comme une épicerie...
RB. : Parlons de l’état de la SF québécoise en ce moment. Ton opinion là-dessus ?
EV. : Pourquoi les auteurs devraient-ils à toute force avoir une " opinion " sur l’état de leur domaine ? Ça dépend des années et de leur plus ou moins grande implication, moi je me sens un peu décrochée ces temps-ci... Si on parle uniquement de la SF, et pour ce que j’en sais il ne se passe pas grand chose. Les petits nouveaux écrivent plutôt de la fantasy ou du fantastique (et je suis en train d’en faire autant, eh-eh-eh), Esther Rochon vient de finir en beauté son cycle... rochonien des Enfers, Francine Pelletier est entre deux créations, Daniel Sernine aussi, Joël Champetier écrit de la fantasy, je crois, Yves Meynard aussi, si j’ai bien compris. Seul Jean-Louis Trudel reste fidèle au poste, mais il n’écrit pas (encore) de romans pour adultes... Il y a évidemment les visiteurs occasionnels, qui écrivent comme d’habitude des machins pas possibles, tout comme souvent la littérature pour jeunes (sauf nos auteurs à nous, bien sûr, dans la littérature jeunesse ! ), mais on va laisser ça.
RB. : Selon les chiffres, pas définitifs, du secrétariat du Grand Prix de la SF québécoise, il n’y a eu qu’une vingtaine de nouvelles cette année, la moitié dans Transes Lucides (seule anthologie parue) et seulement deux recueils, le tien et celui de Trudel. Alors ?
EV. : Si ces chiffres ne sont pas définitifs, je ne les commenterai pas. Sinon pour dire qu’avec le rétrécissement des lieux de parution, ce ne serait pas ni stupéfiant ni atterrant a priori. Il faudra voir ce que ça donnera avec les chiffres définitifs, pour commencer, et ensuite avec le renouveau de Solaris.
RB. : Et quels sont tes prochaines parutions, tes prochains projets d’écriture ?
EV. : Parution, rien. Projet d’écriture : je suis sur un roman de fantasy, ben oui. ça s’appelle (pour une fois j’ai le titre au départ) La Reine de Mémoire (majuscules parce que c’est une carte dans un jeu de cartes genre tarot), et c’est bien tordu. Je m’amuse beaucoup pour le moment.
RB. : Merci, Élisabeth.
EV. : Yapadkoi, René.
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