Une autre entrevue pouvant fonctionner comme FAQ, datant de 2001, elle, en réponse aux questions d'une journaliste littéraire québécoise, Blandine Campion, pour le magazine littéraire Spirale. Tout n'a pas été publié, mais tout est là.
BC. : Vous avez déjà écrit avoir commencé votre carrière dans l'écriture par la poésie, puis être passée à la SF parce que celle-ci vous permet de réunir " la poésie... et tout le reste ". Pourriez-vous expliquer ce " changement " de voie/ voix et surtout ce que vous permet la SF que les genres plus " traditionnels " ne vous permettent pas ?
EV. : D'abord, je n'ai pas de " carrière ", je ne me vois pas dans une " carrière ", les connotations du mots " carrière " me donnent des boutons. Disons " Quand j'ai commencé à écrire ". Quand j'ai commencé à écrire, j'ai écrit... de la fantaisie, du merveilleux (c'est raconté/déguisé dans une petite nouvelle qui paraîtra dans un collectif, initiative de l'infatigable René Jacob, aux Herbes Bleues) : à quatre ou cinq ans, avec mes cubes de bois à chiffres et à lettres, j'ai " écrit " un jour " maison bleue " (avec des fautes d'orthographe, évidemment), alors que je n'avais jamais vu de maison bleue. C'était de la magie : j'ai fait exister ce qui n'existait pas avant moi. Passer de là à la poésie, (à sept ou huit ans) a été très naturel — même si c'était alors en alexandrins (ma mère me lisait Musset, Hugo, Racine et Corneille après les repas). Il y a encore pour moi aujourd'hui quelque chose de... pas de ce monde à la poésie (j'ai dit magique, je dirais presque surnaturel ; je pensais à l'instant " acte religieux ", au sens étymologique, bien sûr, de " relier "). Et donc voir la SF comme un grand genre poétique n'était pas non plus un bien grand saut pour moi — même si la SF est vue aujourd'hui (quand on la voit...) comme un genre logique-rationnel : " science " . On oublie que c'est un mot-valise en français, une chimère : science-FICTION. C'est pour moi, comme le rêve, et toute la littérature disons " non mimétique ", d'abord la voie royale de l'imaginaire. Et donc pas de " changement de voie " ni de " voix " pour moi : une continuation " logique " ! De la même façon que je ne vois pas d'opposition ou du discontinuité entre " rêve " (ou imaginaire) et " réalité ", je ne construis pas de mur de Berlin entre la poésie et la fiction.
L'autre question contenue dans cette question : -)... mais entendons-nous cependant sur les termes, pour plus de clarté : la SF est un sous-genre surtout thématique, si on considère que les genres sont d'abord le roman, la poésie, le théâtre, l'essai. Elle s'illustre dans ces quatre domaines. Ce que permet apparemment la SF que ne permet pas la littérature disons mimétique (en précisant : " celle de l'ici-et-maintenant ou du hier-et-ailleurs "), c'est justement... de ne pas reproduire ce qui est, parce qu'elle s'oblige, en général, à parler de ce qui n'existe pas (demain) et souvent dans des espaces cosmiques explorés qui nous sont ce qu'étaient à nos ancêtres l'Afrique ou l'Asie — ou les Amériques. Mais en réalité, la SF parle évidemment d'ici et de maintenant — de quoi parler d'autre, sérieusement ? Elle le fait cependant en adoptant une position unique, depuis ce qui n'existe pas, justement. Plus aux marges, tu meurs ! Et c'est bien intéressant d'être dans les marges : on voit de biais, de côté, ou de dos, ce que le reste du monde voit de face, a dans la face. Et se révèlent ainsi, comme depuis les coulisses d'un théâtre, des choses qu'on ne voit pas aussi bien autrement. On doit souligner aussi, plus terre à terre, que la science-fiction permet de parler de l'ensemble de la condition humaine, i.e. de l'ensemble des connaissances humaines : " tout le reste ", c'est... tout. Philosophie, astrophysique, éthique, religion, arts, psychologie, biologie, sociologie, utopie/dystopie et donc politique, alouette... De nombreux romans non SF abordent parfois plusieurs de ces domaines, mais sur un mode non spéculatif. On ne s'y pose pas la question qui est le moteur essentiel de la SF : " et si ... ? " Implicitement : " Et si c'était différent, comme cela pourrait-il être ? " Chaque histoire de SF essaie de tirer toutes les conséquences possibles de ce paramètre premier, pour construire un monde parallèle qui est une expérience mentale et d'où peuvent jaillir toutes sortes d'illuminations. Ce qui lui permet même de se situer ici-et-maintenant ou hier-et-ailleurs-sur-Terre sans perdre son caractère distinctif : ce travail de la différence hypothétique. Enfin, en tant que femme, la SF m'est absolument indispensable, justement sous cet aspect. L'ici-et-maintenant ou l'hier-et-demain, pour une féministe, obligent à vivre dans le mode du chagrin ou de la colère. Mais la SF permet de s'interroger de façon plus... constructive sur les problématiques d'un monde différent — et d'ainsi le rendre davantage possible. Les féministes du 19e siècle et du début du 20e ont écrit une quantité remarquable *d'utopies* pour explorer ce qui serait un monde meilleur pour les femmes — et dans certaines parties du monde, aujourd'hui, nous vivons en partie dans ces utopies. Il faut rêver l'avenir pour lui assurer une chance d'exister. Les multinationales et leurs séides politiques l'ont très bien compris, qui nous assènent à tour de bras *leur* vision de l'avenir.
BC. : Question connexe : écrire de la SF, est-ce un choix délibéré ou bien la pente naturelle de votre plume ou de votre imaginaire ?
EV. : Les choix sont-ils toujours délibérés ? Les pentes sont-elles toujours naturelles ? Il existe ce que mononcle Jung appelait les synchronicités. Une série de circonstances biographiques diverses a fait (à partir donc de cette... imprégnation enfantine par la maison bleue ! ) que j'ai rencontré la SF au moment où j'étais prête pour elle, à quinze ans, après avoir énormément lu tout le reste, après avoir compris que la poésie, j'aimerais toujours, mais que j'avais envie d'une autre relation au temps et à l'espace, après avoir échoué à écrire un roman " classique " (i.e., à quinze ans, férocement autobiographique), après avoir commencé à me sentir pas mal en boîte dans l'éducation classique que je recevais à l'époque... J'avais besoin d'une plus grande distance avec mon matériau personnel, aussi, la " bonne distance " qui permet d'écrire, comme tous les écrivains : pendant dix ans, j'ai écrit de la SF en pensant ne pas parler de moi. Après quoi, j'ai été capable de l'accepter ! Et c'est certainement devenu la " pente naturelle " de mon imaginaire dans la mesure où la SF et les genres connexes (fantasy, fantastique) mettent en question la notion même de " réel " — comme, ma foi, la poésie telle que je le conçois.
BC. : Avez-vous déjà subi ou souffert du préjugé encore bien présent aujourd'hui dans certains milieux à l'égard des genres dits de l'imaginaire ? Si oui, sous quelle forme ? Si non, comment l'expliquez-vous ?
EV. : La réponse à toutes ces questions dépend des jours. Des fois oui, des fois non. Beaucoup de pré-jugements ", oui. On juge à l'aune du cinéma, de la TV, des BDs... pas des livres, qu'on n'a pas lus, ou dont on n'a pas lu les bons, puisqu'il y a DES SFs et non " la SF ", il s'agit, comme dans toute littérature, de trouver les oeuvres qui vous parleront. C'est commun, et pas seulement pour ce genre-là. Si l'ignorance est de bonne foi, et ouverte à l'apprentissage, j'informe ; sinon... la vie est trop courte. Et de toute façon, la culture dite dominante a besoin de la ou des culture(s) dominée(s), air connu. Et à l'inverse, parfois, on a envie de se draper dans la noble et vertueuse attitude du ghettoïsé — puisque la contre-culture a besoin de s'opposer pour s'affirmer, n'est-ce pas. Ce sont des jeux qui n'ont pas grand chose à voir avec l'écriture, beaucoup avec la société et sa culture. Bien sûr, nous avons tous des fantasmes de grandeur et des besoins de reconnaissance sociale. Mais la reconnaissance sociale de l'artiste en général et des écrivains en particulier, (et des écrivaines !) étant ce qu'elle est, nous sommes presque tous logés à la même enseigne, sauf le petit sommet de la pyramide, et la " souffrance " est ici... politico-culturelle, et collective. De toute façon, j'écris pour moi au départ, pour mieux voir et vivre ma propre existence, laquelle implique une série de cercles de plus en plus larges allant de je-me-moi au cosmos en passant par mes proches, ma classe sociale, ma culture, mon hémisphère, le monde... et dans l'autre sens, constamment. Mon écriture remplit son rôle pour moi, elle m'aide à vivre, à respirer. Ce qu'en fait une institution littéraire ou une autre... c'est autre chose, et secondaire. D'ailleurs, dans l'ensemble, j'ai plutôt été gâtée par la critique francophone ici et en Europe. On inflige mes livres à des étudiants dans des cégeps et des universités ! Enfin, mes livres se vendent bien, je suis traduite en plusieurs langues, j'ai des lectrices et des lecteurs (j'en rencontre même beaucoup, une vraie joie, un luxe), de quoi me plaindrais-je ?
BC. : Quels sont les auteurs ou les oeuvres qui vous ont influencée ? Qui lisez-vous aujourd'hui (en dehors des besoins de la critique, bien sûr) ?
EV. : Dans la littérature de non-science-fiction, rien que des vieux mâles blancs et morts : Montaigne, Pascal, Hugo, Camus (surtout les essais, les nouvelles et le théâtre — et La Chute), Baudelaire, Rimbaud, Nerval, les Romantiques allemands, les Surréalistes en vrac, Dostoïevski, Shakespeare, Proust, Joyce. Dans les genres, les fantastiqueurs de tout poil, d'abord les Européens (les Belges ! ), puis les Anglo-Saxons, mais surtout Borgès, ah, Borgès (quelques autres ensuite, mais c'est mon préféré). Et dans la SF, encore d'autres hommes — mais puisque " les hommes " et " les femmes " se disposent le long d'un spectre continu entre les deux ensembles de stéréotypes du masculin et du féminin, ce n'est pas si grave : Stapledon, Sturgeon, Cordwainer Smith, Simak, Vance, Van Vogt (pas pour le style ! )... Et enfin Ursula Le Guin, qui, après les quelques femmes pré-années 70 rencontrées auparavant (Judith Merril, par exemple) m'a donné la permission d'écrire ce que j'avais envie d'écrire et qui n'était pas des histoires de cow-boys dans l'espace, avec Herbert (on pouvait fabriquer des mondes au complet ! ) et Tolkien (on pouvait aussi faire reposer ses mondes sur l'invention linguistique ! ) Mais après cela, à la fin des années 70, j'étais devenue consciemment féministe, et j'étais entrée dans le domaine des écrivaines de SF (Suzy McKee Charnas, Joanna Russ, Pamela Sargent, C. J. Cherryh et tellement d'autres.) Qu'est-ce que je lis aujourd'hui, en dehors des lectures obligées ? Eh bien, depuis plusieurs années, je ne lis plus beaucoup de fiction, y compris de SF. J'ai tendance à plutôt lire des essais sur les sciences (l'évolution des connaissances empiétant de plus en plus sur le domaine de la philosophie). Mais en réalité, depuis deux ou trois ans je ne lis presque plus rien parce que je suis trop occupée. Et puis, j'ai plus tendance (horreur ? ) à louer un vidéo qu'à lire un livre, ces temps-ci — j'adore le cinéma.
BC. : Qu'est-ce qui (qui ou quoi) nourrit votre inspiration ? Autrement dit, comment les idées vous viennent-elles ?
EV. : Beaucoup de rêves — et donc du subconscient ou de l'inconscient galopants, de la part d'ombre. Je me définis comme une rêveuse — éveillée aussi. C'est le creuset magique où tout se rencontre et se transforme, le lieu de passage et d'échange où se rencontrent ce qu'on appelle le réel et ce qu'on appelle l'imaginaire. Sinon... toute ma vie, tout le temps — quoi d'autre, pour qui écrit ? (voir plus haut la description de ce qui constitue " ma vie ").
BC. : Vous avez à plusieurs reprises souligné l'interaction dans votre vie de l'enseignement, de la critique, de l'écriture ? Comment ces éléments s'influencent-ils mutuellement ? Et ne viennent-ils pas interférer les uns avec les autres ?
EV. : Après un hiatus de onze ans, et depuis cet automne, je reviens à un " enseignement " très limité (une charge de cours à l'UQ à Chicoutimi) et très relatif (il s'agit d'un " cours sur la création littéraire "). Et comme tout ce que je vis va nourrir mon écriture et ma réflexion, et réciproquement... En tout cas, ce cours me force constamment à m'interroger, c'est génial ! Pas reposant, mais absolument essentiel. Et de plus il me permet d'écrire un peu (puisque je le fais en même temps que les étudiants). Ce qui me permet de lui pardonner ses interférences — car c'est une activité extrêmement dévoreuse de temps ! Mais pour vous répondre plus spécifiquement sur les influences mutuelles de tous ces éléments, j'ai découvert en 1985-87, en faisant ma thèse de doctorat (en création littéraire), que... je disais le même genre de choses dans mes essais critiques, ou même dans mes commentaires sur d'autres auteurs, que dans ma fiction. D'un côté, ça rend le tout un peu suspect ! Mais de l'autre, je crois que c'est un enrichissement réciproque : je me sens meilleure critique et meilleure " enseignante " parce que je suis écrivaine, et vice versa. J'aime comprendre, et je suis curieuse. Et la réflexion " théorique " ne me semble en rien coupée de la pratique d'écriture, ni dangereuse pour elle.
BC. : Comment construisez-vous un cycle romanesque ? Autrement dit, quel type d'auteure êtes-vous : avez-vous besoin d'un plan très détaillé ou vous laissez-vous guider par les situations et les personnages que vous créez ?
EV. : Je suis une ex-accro du contrôle : je prépare et rumine, parfois très longtemps (le record, pour Tyranaël : trente-quatre ans, et sept réécritures de deux mille pages chacune...) Mais j'y suis obligée aussi par le genre que je pratique : on ne construit pas un univers entier, un monde parallèle, ou même une société autre, en improvisant au fil de la plume ; les univers de la SF — leurs effets de réel — ont absolument besoin de paraître aussi cohérents au lecteur que son monde quotidien, et ils existent grâce à une mosaïque de détails qu'il faut patiemment — et maniaquement — rechercher, imaginer, disposer. En même temps qu'on peaufine l'intrigue — et que les personnages vivent leur vie. Je remplis des carnets de notes, bourrés de questions, de réponses, de listes, de cartes, d'esquisses de scènes, de dialogues... Tout ça avant de commencer l'écriture proprement dite. Ce qui m'y oblige aussi, c'est mon mode de vie et mon mode d'écriture. Je dois la gagner, ma vie — dans de multiples activités bouffeuses de temps : traductions, rencontres dans les bibliothèques, écoles, cégeps, universités, maintenant le cours... Or j'ai développé un type d'écriture-fleuve auquel je dois me consacrer exclusivement, i.e. de 8 heures du matin à 17 ou 18 heures (au début ; après, ça déborde vraiment), tous les jours, toutes les semaines, pendant au moins trois mois, pour écrire un roman d'environ 600 pages. Parce que je dois plonger dans cet univers et ces personnages, vivre avec eux, sans être distraite, afin d'en conserver la cohérence dans mon imaginaire et sur la page (ces myriades de détails à garder en mémoire quand on écrit la moindre scène, que ce soit le décor ou la psychologie de personnages différents de nous...). Quand j'en suis au stade du " yapluka " - " il n'y a plus qu'à " écrire, je sais à 80% ce qui se passe dans cette histoire, comment et pourquoi — ça veut dire que c'est mûr. Parce je me suis laissé " guider par les situations et les personnages " sans oublier " par la logique interne du monde inventé ", pendant des mois et des mois de dérives, dans mes notes. Je parlais d'écriture-fleuve, plus haut, mais c'est aussi un peu de l'écriture... japonaise : concentration intense, en profondeur, et KIAÏ ! Sur la page blanche, du premier coup, la forme parfaite. Ou enfin définitive du point de vue narratif, presque définitive du point de vue phrastique.
BC. : En quoi le féminisme a-t-il joué un rôle dans votre création ? Considérez-vous que le fait d'écrire de la SF vous permet de poser une réflexion particulière sur le sort des femmes ? Voyez-vous des différences (de style, de sensibilité, thématiques) entre les auteurs de SF masculins et féminins ou bien cette distinction n'a-t-elle aucun sens pour vous ?
EV. : J'ai commencé à créer avant de me décrire comme féministe, mais c'est écrire et relire mes propres textes qui m'a fait prendre conscience d'être une femme qui écrit. Par ailleurs, je suis devenue féministe par la (lecture de) science-fiction plus que par les textes féministes canoniques ou l'appartenance à un groupe de femmes. (Je suis de tendance pas mal anarchiste, les " mouvements ", les partis et les hiérarchies me mettent mal à l'aise).Les questions que je me posais comme humaine et féministe sont allées nourrir mes premières nouvelles (publiées au Québec dans L'Œil de la nuit, republiées ensuite), tout comme mon premier roman (Le Silence de la Cité), et elles n'ont jamais cessé de le faire. Car oui, emphatiquement oui, la SF permet de poser une réflexion particulière sur... tout, incluant donc la situation des femmes, et plus profondément, le féminin et le masculin dans nos cultures, et éventuellement dans notre nature.Comme je le disais plus haut, la SF est aux marges, elle regarde l'envers des décors, elle questionne, surtout, inlassablement, perversement, ce qu'il est convenu d'appeler le " réel ". Son potentiel subversif est immense — au-delà de la critique sociale, je veux dire. Depuis les années 60, les écrivaines, et des féministes, ont métamorphosé la SF comme littérature, en la forçant à explorer ses propres points patriarcalement aveugles, en forçant les écrivains à remettre en question tous leurs a priori — et leurs non-dits (par exemple, on était en 2577, dans une autre galaxie, des humains métamorphosés en tout... mais c'était toujours la famille nucléaire avec Maman à la maison et Papa au travail, sans parler de l'hétérosexualité compulsive ! ) Dans la SF, je peux échapper à la colère et au chagrin (pas seulement féministes...), grâce au déplacement de l'utopie. Non pas le monde idéal, (et figé, totalitaire) mais tous les mondes différents possibles dans l'ailleurs du " nulle part " utopique. La SF me permet de faire jouer toutes les facettes des questions et de leurs réponses — d'inventer de nouvelles questions : c'est incroyablement précieux !
Quant à " l'écriture féminine " ou " masculine ", en SF ou ailleurs, c'est une question qui me paraît toujours mal posée parce que (1) on suppose l'existence DU féminin et DU masculin, alors que de toute évidence il y en a quantité d'actualisations possibles, et ce même en chacun-e de nous ! Et (2) on suppose aussi une espèce de nature indépendante de l'influence du culturel — aimable plaisanterie. Je me décris comme " une femme qui écrit ", certes, mais d'abord par rapport à la culture où je vis (comme mes lectrices et lecteurs), et qui me décrit comme femme. Que se passerait-il, par exemple, si j'avais choisi un pseudonyme masculin, eh ?Des gens fort doctes se penchent sur cette éventuelle spécificité féminine/masculine de l'écriture depuis au moins trente ans. Il semble y avoir des différences, des variations statistiques — des ressemblances aussi... mais tout cela dépend fortement de l'idée qu'on se fait dans une culture donnée " du masculin " et " du féminin ", alors... pour moi, ça vient de s'éteindre. On apprendra là-dessus davantage de la biologie que des études littéraires, sans doute, dans le siècle à venir. Peut-être serait-il plus intéressant pour l'instant de demander : "Qui a intérêt à continuer à poser cette question dans ces termes, et pourquoi ? "
BC. : Comment vous positionnez-vous dans la production québécoise, (si toutefois vous le faites) ? Comment caractériseriez-vous la production québécoise en SF ? A-t-elle, selon vous, une spécificité ?
EV. : Voulez-vous parler de la production québécoise de science-fiction ou de la production littéraire générale au Québec ? Dans la première, je suis bien installée. Dans la seconde, je suis marginale, comme tous mes collègues, mais un peu moins qu'eux parce que d'origine française, littératureuse patentée (des diplômes par-dessus les oreilles), enseignante en littérature, essayiste et critique littéraire, et ayant disposé pendant assez longtemps de certaines tribunes médiatiques (sept à dix minutes pendant quatre ans dans une émission du réseau de Radio-Canada, c'est fou ce que ça vous donne de l'autorité ! ). Et femme, ajouterais-je, avantage que je partage avec mes collègues Esther Rochon et Francine Pelletier. Maintenant, pour ce qui est de la spécificité de la SF québécoise... Eh bien, il y a davantage qu'en France de femmes qui en publient ! Mais sérieusement. La question de la spécificité d'une littérature, comme celle " du " masculin et " du " féminin exige qu'on en précise les paramètres culturels : une spécificité dans le cadre de la littérature québécoise en général ? De la culture francophone en Amérique ? Dans le monde ? Par rapport à la SF canadienne ? Américaine ? Européenne ? La SF québécoise s'inscrit dans chacune de ces perspectives, lesquelles sont également imbriquées les unes dans les autres, et le tout devient... un sac de noeuds qu'il serait trop long de démêler ici, même sur le mode exploratoire !
BC. : Que pensez-vous des débats qui, encore aujourd'hui, entourent la question d'une " définition " de la SF ?
EV. : Le terme définition est trop contraignant, je préfère " description ", qui est plus souple — et plus exact, mon sens. Ceci dit, ces débats sont surtout le terrain de jeu des gens qui ont un investissement important dans les débats de ce genre, i.e. les universitaires. Si on se place cependant du point de vue du marketingue, les " définitions " sont importantes, parce qu'elles correspondent à des catégories marchandes, et que les consommateurs n'ont pas forcément envie de faire des expériences hors chemins balisés, compte tenu du prix présent des livres !
BC. : Vous avez écrit des nouvelles et des romans de SF. Quels mérites respectifs ou quels avantages proposent ces deux types de texte par rapport au genre que vous pratiquez ?
EV. : Oh la la ! Ma première réaction est la réaction bête : " les nouvelles, c'est plus court ". Mais sérieusement. La SF a longtemps été, et demeure, pour bien des amateurs, merveilleusement illustrée dans la nouvelle — certains ont même dit qu'elle a maintenu le genre de la nouvelle en vie pendant de nombreuses années. Dans la catégorie " littérature d'idées " (une des " définitions ", bien étroite, de la SF), la nouvelle est parfaite : il s'agit de frapper vite et fort, de présenter un concentré d'autrement, d'" estrangement ", et ensuite, on laisse le lecteur continuer de rêver sur son erre. Les romans — relativement récents, à partir des années 60, disons — permettent un autre rapport à l'espace et au temps. Ce qui est exactement, je pense bien, ce que vous répondrait une écrivaine de littérature dite " générale ". En ce qui concerne la SF, en tout cas, ou la fantasy, le roman permet de plonger avec plus d'efficacité le lecteur dans la transe nécessaire à la suspension de l'incrédulité : on a plus de place pour lui apprendre le monde autre, et pour le séduire afin qu'il accepte d'y demeurer... Du reste, j'ai très peu écrit de courtes nouvelles de SF — on m'a souvent dit, surtout de mes premières nouvelles, que c'étaient des concentrés de roman. Je ne suis pas d'accord — quand une histoire veut être un roman, c'est toujours très clair pour moi. Heureusement, il y a une catégorie intermédiaire qui permet d'échapper au face à face mortel nouvelle/roman : la novella ou... longue nouvelle, court roman ? Une créature hybride, en tout cas — celles que je préfère !
BC. : Envisagez-vous d'écrire un jour autre chose que de la SF ? (vous avez fait paraître un recueil de poésie, continuez-vous à en écrire ? )
EV. : Oui, je continue d'écrire de la poésie. Si j'en publierai encore, je l'ignore, mais c'est un mouvement intime qui dure depuis mon enfance, je ne crois pas qu'il va s'arrêter. Quant à écrire autre chose que de la SF, je n'ai rien contre. Je suis écrivaine : j'écris. Je me trouve écrire de la SF présentement. Si j'écris autre chose, d'autres sortes de fictions, ce sera encore de l'écriture. Et c'est ça qui me branche...
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