Elisabeth Vonarburg - Textes, Articles, Entrevues

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À l'occasion du deuxième congrès de science-fiction québécoise Boréal organisé par mes soins à Chicoutimi, en 1982, la revue littéraire de l'Université du Québec à Chicoutimi, Protée, avait publié un numéro spécial consacré à la science-fiction. On retrouvait au sommaire des articles de Darko Suvin alors directeur de Science Fiction Studies ("Logique narrative et portée de la SF"), du philosophe Guy Bouchard ("La science-fiction : "littérature" ou "paralittérature" ?), de l'écrivain québécois Louis-Philippe Hébert ("L'effet hezèphe"), de Jacques B. Bouchard ("L'île des morts de Roger Zelazny, ou les chagrins de la lecture "sérieuse"), de Luc Pomerleau, directeur de Solaris et son chroniqueur BD (Le Bédéraste) avec "Les E.C : les dangereuses visions des années 50", de Catherine Saouter-Caya et de Jean-Marc Gouanvic, les deux piliers de la revue imagine... ("Valérian, agent spatio-temporel : du héros à la femme agissante" ; "La science-fiction et la "littérature expérimentale" : quelques avenues actuelles") ; et enfin le mien, pour lequel j'avais cherché, pour l'amour du gag, le titre le plus zuniversitaire possible à mes yeux...

Cet article est issu en grande partie d’une réflexion amorcée dans
Solaris # 20, vol. 4 n° 2, en mars 1978. Je n’avais alors pas lu le numéro de la revue POÉTIQUE où Marc Angenot disait tout cela bien plus élégamment que moi (voir notes). Comme quoi, il y avait du meme dans l’air (et non, il n’y a pas de faute d’orthographe à “meme” ; c’est la façon “in” de dire “ l’idée était dans l’air”...) Il y a eu depuis, définitif sur toutes ces questions et bien d'autres, L'Empire du pseudo, de Richard Saint-Gelais, (Éditions Nota Bene, Coll. Littérature, Québec, 1999.)




L'illustration de couverture, ainsi que les illustrations intérieures étaient dues à
Roland Grünberg un artiste français extraordinairement généreux à qui la SFQ doit entre autres la première couverture de Solaris :














Automatisation et désautomatisation dans les machines conjecturales, ou : “Jusqu’où peut-on aller ailleurs?”



Pour aller ailleurs, il faut partir de quelque part. Partons de l’Institution SF, (car il y a une Institution SF, confortée par des Encyclopédies, des Bibliographies, des recueils de textes critiques, des ouvrages d’histoire littéraire).

Si on se réfère donc à l’Institution SF, on voit très rapidement se dégager un consensus quant à ce qui constitue les oeuvres codantes de la série SF. Cette série comprend les utopies et les dystopies (ou contre-utopies), de Platon à Orwell (1984) en passant par Huxley (Le Meilleur des Mondes) aussi bien que par Thomas More (L’Utopie) ou Jonathan Swift (Les Voyages de Gulliver). Une autre branche est celle des voyages extraordinaires, de Lucien de Samosate (L’Histoire Véritable) à Cyrano de Bergerac, entre autres (Les États et les Empires de la Lune et du Soleil). Entrent encore dans la série le Frankenstein de Mary Wollstoncraft Shelley, la femme du poète, et enfin les récits du merveilleux scientifique au 19ème siècle, les auteurs les plus souvent cités étant Jules Verne et Herbert Georges Wells.

Si on essaie maintenant de se donner comme hypothèse de travail une définition minimale de la SF, on peut dire que c’est un récit de fiction déterminé par ce qui apparaît comme un procédé essentiel : la présence d’un temps, d’un lieu et/ou de personnage(s) radicalement, ou considérablement, différents des temps/lieux/ personnages empiriques de la fiction mimétique (ou “réaliste”). (1)

L’autre versant de la constatation est que ces temps/lieux/personnages différents sont cependant perçus comme non impossibles dans le cadre des normes cognitives de l’époque de l’auteur. (2) C’est dire que la SF est potentiellement le lieu d’une puissante distanciation (Chklovski : “... reproduction qui permet, certes, de connaître l’objet reproduit, mais en même temps le rend insolite” (3), laquelle se trouve validée par “le prestige et le pathos particuliers aux systèmes normatifs de notre moment historique.” (4)

Rappelons-le, pour mémoire : le vocable “science-fiction” est un anglicisme pour “fiction scientifique” et date très précisément de 1926, époque où il fut inventé aux USA par Hugo Gernsback, le fondateur de Amazing Stories, la première revue entièrement consacrée à la chose.

Comme l’indique l’appellation inventée par Gernsback, “science-fiction”, (ou d’ailleurs le terme “merveilleux scientifique”), le système normatif dominant notre moment historique se trouve indéniablement être le système scientifique.

On peut alors remarquer tout de suite que le terme “science-fiction” lui même implique sinon une distanciation, du moins une tension, voire une contradiction dans les connotations suscitées : “Science” renvoie à “logique/rationalité/objectivité”, alors que “Fiction” renvoie à “fantaisie/imaginaire/subjectivité”. Mais la contradiction est en fait un paradoxe, aisément résolu lorsqu’on sait comment fonctionne “l’esprit scientifique”, où le saut intuitif, l’imagination   cette capacité de bâtir des modèles sont aussi importants, voire plus importants que l’expérimentation quantitative. (5)

C’est effectivement plus en tant que méthode qu’en tant que contenu que la science est présente dans la “science-fiction” (contrairement à l’image populaire gadgétisante, séquelles des débuts verniens et américains du genre). Toutes deux procèdent par pas de côté, par critique de préjugés, par hypothèses et déductions : ainsi les géométries non euclidiennes sont nées du renversement critique des postulats d’Euclide (“Que se passerait il SI on pouvait faire passer par un point plus d’une droit parallèle à une droite donnée ?”, par exemple.) De même on peut résumer la quasi-totalité des récits de SF par la formule suivante : “Que se passerait il SI c’était AUTREMENT ?” ( : SI on disposait d’énergie à très bon marché, SI les hommes pouvaient porter des enfants, SI on avait la preuve irréfutable, par leur présence, de l’existence d’Extraterrestres...) Tout comme le scientifique, l’auteur de SF fabrique des modèles à partir de son monde empirique ; il les met à l’épreuve dans l’espace d’un texte, comme le scientifique met les siens à l’épreuve en laboratoire. Là s’arrête le parallèle : le scientifique modifie ses hypothèses de départ en tenant compte des résultats expérimentaux, des faits ; une circulation dynamique s’établit entre les modèles et la réalité qu’ils sont censés décrire, (et souvent transforment). L’auteur de SF, lui, n’essaie pas de vérifier dans le monde empirique la validité des modèles qu’il élabore : ce sont des modèles heuristiques.

C’est ce mode de fonctionnement qui a d’ailleurs permis en partie d’établir la série SF décrite plus haut : en effet c’est également celui de l’utopie, “construction verbale d’une communauté quasi humaine particulière où les institutions politiques et sociales, les normes et les relations individuelles sont organisées selon un principe plus parfait que dans la société de l’auteur, cette construction alternative étant fondée sur la distanciation née de l’hypothèse d’une possibilité historique autre.” (6) L’utopie est bien “une construction verbale” : elle se situe en fait au delà de la problématique “réalisable/non réalisable”. (7)

Ce fonctionnement hypothético-déductif est également au principe des voyages extraordinaires (qui servent d’ailleurs souvent à introduire l’indispensable visiteur en utopie), selon le vieil adage : “L’herbe est (sûrement ?) plus verte de l’autre côté de la colline”. On le trouve évidemment aussi dans le Frankenstein de Mary W. Shelley (“Que se passerait il SI on pouvait fabriquer artificiellement des êtres vivants ?”) et, bien sûr, dans les oeuvres de Verne et de Wells (“Et SI il existait... des submersibles, des obus lunaires. des machines volantes, une drogue rendant invisible, une machine à voyager dans le temps...”)

Si on revient aux oeuvres codantes de la série SF telle que décrite par l’institution SF, il semble qu’il n’y ait pas de difficulté à déterminer, au moins comme hypothèse de travail, quelle en est la fonction dominante : c’est de toute évidence la fonction conative, ou didactique.

II suffit, pour appuyer cette hypothèse, de citer l’introduction écrite par l’éditeur Hetzel pour la série des Voyages Fantastiques de Jules Verne, en 1867 :

Ce qu’on promet si souvent et qu’on donne si rarement, l’instruction qui amuse, l’amusement qui instruit, M. Verne le prodigue sans compter dans chacune des pages de ses émouvants récits.

Les romans de M. Jules Verne sont d’ailleurs arrivés à leur point. Quand on voit le public empressé courir aux conférences qui se sont ouvertes en mille points de la France, quand on voit qu’à côté des critiques d’art et de théâtre il a fallu faire place dans nos journaux aux comptes rendus de l’Académie des Sciences, il faut bien se dire que l’art pour l’art ne suffit plus à notre époque et que l’heure est venue où la science a sa place dans le domaine de la littérature. (...) Les oeuvres nouvelles de M. Verne viendront s’ajouter successivement à cette édition que nous aurons soin de toujours tenir au courant. Les ouvrages parus et ceux à paraître embrasseront ainsi dans leur ensemble le plan que s’est proposé l’auteur, quand il a donné pour sous titre à son oeuvre celui de “Voyages dans tous les mondes connus et inconnus.” Son but est en effet de résumer toutes les connaissances géographiques, géologiques, physiques, astronomiques, amassées par la science moderne, et de refaire, sous la forme attrayante et pittoresque qui lui est propre, l’histoire de l’univers.

Herbert Georges Wells, s’il ne souscrivait pas totalement à ce credo (lui que Verne critiquait en disant : “Il invente !”), ne fait jamais que pousser les intentions de Verne à leur conclusion logique : pour nous faire voyager dans les mondes inconnus, il les invente, mais, et en cela il est conforme à la citation de Hetzel, il part toujours de diverses inventions ou théories scientifiques (quitte, encore une fois, à les inventer, à les extrapoler à partir de la science de son époque). Mais alors que Verne est en général du côté des positivistes scientistes, Wells met en question la science, ou plutôt les conséquences diverses de ses applications sur l’être humain et la société ; par ailleurs, ses convictions socialistes (il appartenait au mouvement fabien) lui font renouer avec la tradition sociologique et politique de l’utopie (que Verne laisse presque totalement de côté. (8))

Si on se réfère d’ailleurs aux utopies, il semble évident, là aussi, que la fonction dominante en soit la fonction conative : l’utopiste, comme l’a bien montré Raymond Ruyer (9) a souvent partie liée de façon plus ou moins ambiguë avec le politique et le religieux, comme c’est flagrant dans le cas de More, et connu dans le cas de Platon, qui pensait influencer le tyran Denys de Syracuse. (Pour citer un autre exemple, le Télémaque de Fénelon était expressément destiné à l’éducation du futur roi de France). Quant à Swift, les diverses sociétés parallèles des voyages de Gulliver, y compris celle des Chevaux, ont en tant que satires partie liée avec la fonction conative, ou didactique, ou, pour reprendre la terminologie de Suvin, “cognitive” : dans tous les cas il s’agit, par le détour de l’Autrement, d’apprendre quelque chose à quelqu’un, ou d’obliger quelqu’un à mettre quelque chose en question.

C’est là que les problèmes commencent : en effet, ce procédé général de la distanciation par translation dans le futur/l’ailleurs/le généralement Autre, sur quoi porte-t-il, entre quoi et quoi s’établit la distanciation ? Assurément entre le connu et l’Autre. C’est le problème de toute pédagogie, de toute information : celui du contraste, tel que le présente la Gestalt Theorie. Bref, le problème technique fondamental de la série SF, c’est d’assurer le contraste optimum entre le connu, le fond (“background”...) et le singulier, l’inconnu, l’original, l’imprévisible porteur d’information ; entre ce qui est automatisé et ce qui est désautomatisant ; entre, pour résumer, le Même et l’Autre, cet Autre qui est, rappelons le, le ressort essentiel de la série SF.

Pour que la structure générale du texte conserve une informativité, elle doit constamment disparaître de l’état d’automatisme, qui est propre aux structures non artistiques. Cependant, simultanément, travaille aussi une tendance opposée ; seuls les éléments placés dans des séquences prédicables déterminées peuvent jouer le rôle de système de communication. Ainsi dans la structure du texte artistique travaillent simultanément deux mécanismes opposés : l’un tend à soumettre tous les éléments du texte au système, à les transformer en une grammaire automatisée, sans laquelle l’acte de communication est impossible, et l’autre tend à détruire cette automatisation et à faire de la structure elle même le porteur de l’information. (10)

Je vais désormais m’attacher uniquement à la SF proprement dite, où ces problèmes me semblent se poser avec une acuité particulière.

Remarquons immédiatement que dans la science/fiction (pour aborder sous un autre angle cette “tension” dont je parlais en introduction) la fonction conative didactique n’est pas dépourvue d’ambiguïté, quand on en examine de près les modalités : on trouve en effet un vrai et un faux didactisme dans la SF.

Didactisme vrai, hautement proclamé dans l’intention comme on l’a vu dans la citation de Hetzel, chez Verne, où l’on rencontre des pages entières qui semblent directement sorties d’un manuel de physique, de géologie ou de sciences naturelles (même si Michel Butor et d’autres ont pu souligner la valeur poétique, surréaliste, que prennent parfois les longues nomenclatures verniennes.) On retrouve ce type de didactisme chez les auteurs dits de “hard SF” (par analogie à l’expression “hard sciences”, analogie parlante en elle même...) : les éléments et les explications scientifiques occupent dans leurs textes une place équivalente à, ou plus importante que, l’action proprement dite (ou constituent parfois l’action C’est le cas dans une très grande partie de la SF américaine jusque dans les années 50-60, où sévit le gadget triomphant.) Le problème technique qui se pose alors à l’écrivain, c’est la fusion réussie ou non de deux codes, le code scientifique (connotation tendant vers zéro) et le code littéraire (connotation tendant vers l’infini).

Le procédé souvent utilisé est alors celui de la juxtaposition-traduction :

L’espace... Aucune planète, aucun paysage alentour. Pas de sol sous vos pieds... Rien que les étoiles sur le velours de la nuit, et accroché à cette toile de fond, un grand soleil rouge qui bat comme un coeur... Énorme et dilaté à un moment, il se rétrécissait lentement, tout en augmentant d’éclat, comme si on avait rechargé en combustible quelque gigantesque foyer. Il grimpait l’échelle du spectre, hésitait à la limite du jaune, et soudain, renversant son cycle, il se dilatait de nouveau en se refroidissant, pour redevenir un nuage déchiqueté, d’un rouge de flamme.
« Une variable pulsante de type classique », dit Rashavérak d’un air intéressé. « Et observée sous une prodigieuse accélération temporelle. »
(11)

Le registre littéraire est clairement identifiable : redondances (“aucune planète, aucun paysage, pas de sol”), métaphores (“le velours de la nuit, toile de fond”), comparaisons (“comme un coeur, comme si on avait rechargé”). De même la traduction économe du premier paragraphe dans le second renvoie sans erreur au langage scientifique (auquel on a été cependant préparé par “spectre, cycle” et “se dilatait”) : “(étoile) pulsante de type classique”.

Ce type de contraste entre deux niveaux de langue est un moyen de distanciation très efficace, mais en fin de compte relativement rudimentaire, et c’est ce qui vaut sans doute à la SF le tir croisé “Mauvaise littérature” (les littéraires) / “Mauvaise science” (les scientifiques).

Plus élaborée peut-être est une perversion particulière du didactisme scientifique qu’on peut trouver dans l’exemple ci-dessous : (une femme sauvage danse devant un civilisé venant d’une cité souterraine)

Val recula à la vue du corps sale et couvert de peintures. Des pieds calleux claquaient sur le plancher tandis qu’elle marquait le rythme. (...) avec les narines et les pommettes hautes d’un animal. Elle frappa dans ses mains et secoua la tête (...) les pieds durs de la femme claquaient à terre en même temps que ses muscles se tendaient — les muscles de la taille d’un poing qui traversaient son pelvis tel un filet mignon féminin, depuis les vertèbres lombaires jusqu’aux fémurs. Les yeux de Val suivaient les girations de ses hanches qui ajoutaient une stimulation visuelle à la stimulation auditive. (12)

On peut remarquer l’abondance des synecdoques éparpillant le sujet humain en autant de pièces anatomiques : dans tout ce roman les personnages sont constamment décrits en termes de physiologie, chimie, neurologie, etc., les termes scientifiques remplaçant systématiquement le vocabulaire psychologique classique. Le didactisme, cependant, ne porte pas tant sur ces termes eux mêmes que sur la vision biologiste de l’être humain produite par le texte.

À côté du didactisme véritable, (juxtaposition de deux niveaux de langue, scientifique/littéraire, ou substitution du vocabulaire scientifique au vocabulaire psychologique), on trouve également ce qu’on peut considérer comme un faux didactisme, ou plus précisément un didactisme mimétique : une imitation du discours scientifique renvoyant à des référents scientifiques inexistants. Le néologisme paraît forgé à partir d’une racine étymologique qui permet d’en conjecturer le sens (ainsi l’adjontion des préfixes comme télé-, visi-, astro-) ; ou il est le produit d’un autre type de formation ayant pour le lecteur contemporain une connotation “moderniste” : les mots-valises, les acronymes, les sigles.

“Vertiport, conapt, cyborg, laser... Tous ces mots-fictions signifient à deux égards : comme pièce intégrante d’un paradigme supposé ; comme trait sociolinguistique, symptôme d’un état de culture.” (13) Ce didactisme mimétique est là pour assurer un effet de réalité, pour constituer frauduleusement un des pôles du connu : la Science comme contenu (para- contenu, fonctionnant comme garante de réalité dans le système normatif de notre époque.)

En fait, ce détour, dans le sillage de la fonction conative, par le “vrai” et le “faux” didactisme, nous amène à une autre fonction importante dans la SF, la fonction référentielle.

Puisque toute lecture pose un problème de code, le problème de tout écrivain est, s’il ne partage pas totalement son code avec son lecteur, de permettre à celui ci d’apprendre, dans le courant du texte, le code qui a présidé à l’encodage de celui ci. Il s’agit pour l’écrivain de structurer son texte de façon assez systématique et contraignante pour que le lecteur puisse apprendre le sens des mots nouveaux (éventuellement) et le sens nouveau de mots déjà connus. Ceci est valable pour tout texte, bien entendu, tout écrivain se trouve devant ce problème textuel... pédagogique. Il semble cependant que le problème se présente de façon très particulière dans la SF. Comparons quelques extraits de textes :

ll aimait une épaisse soupe d’abattis, les gésiers au goût de noisette, un coeur rôti avec sa farce, des tranches de foies frites dans la chapelure, des oeufs de morue rissolés. (14)

« Qu’aimeriez vous prendre ?
— Seulement un jus, dis je au garçon.
— Fruit de passin, baie de cashel, raide, crème de mer, lilili ou verjus, récita-t-il tout d’un trait.
(15)

Ou :

Mon ami Hergal s’est encore suicidé. C’est la quarantième fois qu’il a écrasé son aviplane sur le monument de Zeefahr et qu’il a dû se faire faire un nouveau corps. Et quand je suis allée le voir aux Limbes, j’ai été obligée d’errer pendant des éternités avant qu’un robot ne me le repère : il était noir, cette fois, environ un pied plus grand, avec de très longs cheveux et une moustache — le tout en fibres d’or étincelant — et des ailes idiotes qui sortaient de ses épaules et de ses cheville
s.
«Attlevey, Hergal, ai je dit.
— Attlevey », a dit Hergal, et de battre des ailes, « flument, non ? Pas de puissance, c’est juste pour la frime. II me faudra un autre aviplane, si je veux voler. » (... )
(...) Peut être pourrais-je me procurer une imitation du corps de Hergal, et le rendre vraiment cingloque avec ça.
(16)

Et pendant qu’on y est, bilinguistiquement :

‘T was brillig and the slimy toves
Did gyre and gimble in the wabe
All mimsy were the borogoves
And the morne rath outgrabe


(Il fut grilheure et les filuants toves
Gybèrent et bilbèrent dans la loirbe
Tout smouales étaient les borogoves
Et les dcheux verssins hurliflummèrent.) (17)

Et encore:

Il l’emparouille et l’endosque contre terre,
Il le rague et le roupète jusqu’à son drâle,
Il le pratèle et le libucque et lui baruffle les ouillais,
Il le tocarde et le marmine, le manage rape à ri et ripe à ra.
Enfin, il I’écorcobalisse.
L’autre hésite, s’espudrine, se défaisse, se torse et se ruine.
C’en sera bientôt fait de lui.
(18)

Dans tous les cas considérés, (sauf le texte-témoin de Joyce) on trouve le même type de procédé, plus ou moins systématiquement employé : pris dans des moules syntaxiques familiers, des mots inconnus au lexique mais qui possèdent des segments identifiables — morphèmes verbaux chez Carroll et Michaux, ressemblance phonétique avec des mots connus (par exemple : mimsy/flimsy/tipsy chez Carroll, ou “emparouiller” : s’emparer/dérouiller : frapper, en argot chez Michaux). La syntaxe également (accumulation de verbes indiquant une action plus ou moins violente chez Michaux ; ou chez Carroll l’articulation passé simple/imparfait, du moins dans la traduction française, qui indique la pause descriptive liée à un élément de nature temporelle évoqué par “Il fut grilheure” — l’heure où l’on grille le repas du soir, comme Humpty Dumpty l’expliquera à Alice un peu plus loin...)

Ces deux cas sont de la poésie, et une poésie assez extrémiste, celle portant à sa conclusion logique la tendance de toute poésie, qui invente carrément sa propre langue (j’aurais pu citer Claude Gauvreau), mais dans la poésie moins radicale on trouve le même procédé : c’est l’ensemble des relations syntagmatiques où se trouve pris tel ou tel  terme qui confère à ce terme, (et reçoit de lui en même temps, d’ailleurs) son sens particulier dans tel ou tel texte.

Dans l’extrait de T. Lee, de même, c’est entre autres la ressemblance de la structure syntaxique (en anglais : “to drive somebody zaradann/ to drive somebody crazy”) et le contexte narratif (dispute entre Je et Hergal) qui permettent de comprendre un mot inconnu ou d’évaluer en gros son champ sémantique.

Il s’agit ici, chez Lee comme chez de nombreux autres auteurs de SF, d’un procédé assez rudimentaire (remplacement terme à terme). Mais on peut également trouver autre chose à l’oeuvre dans l’extrait cité : c’est le travail qui enserre les sèmes /mort/ et /corps/, renvoyant normalement le lecteur au sème /unicité/, dans une structure de répétition (i.e. multiplicité) : “encore suicidé, quarantième fois, un nouveau corps, il était noir cette fois, un pied plus grand (que la dernière fois)”, d’où la conclusion du lecteur : c’est une société où l’on est pratiquement immortel, et où l’on peut changer de corps à volonté ; à partir du matériau linguistique offert à lui, le lecteur est obligé de conjecturer un horizon paradigmatique, un ailleurs, qui seul peut rendre compte du texte.

Cette conjecture linguistique à laquelle est forcé le lecteur de SF me paraît une perversion de la fonction métalinguistique par la fonction référentielle qui est tout à fait caractéristique de la SF. C’est encore plus frappant dans tous les textes dont l’un des ressorts essentiels est ce qu’on pourrait appeler “l’exolinguistique”, c’est à dire principalement les textes traitant du thème du contact avec les extraterrestres (ces Autres majeurs).
Ainsi, dans La Main Gauche de la Nuit, d’Ursula K. Le Guin (19), qui se déroule sur la lointaine planète Géthen, le shiftgregor est bien plus qu’un signe d’exotisme : c’est le concept-clé qui explique le comportement individuel et social des géthéniens ; son champ sémantique se trouve quelque part aux environs de celui d’“honneur”, et une bonne partie du travail du personnage principal consiste à comprendre ce mot.

On trouve d’ailleurs assez souvent des spéculations métalinguistiques avouées dans ces textes de SF ; par exemple, dans La Main Gauche de la Nuit où les Géthéniens ne sont ni hommes ni femmes, mais, potentiellement, les deux :

Quel pronom employer pour désigner un Géthénien ? Le genre neutre ne conviendrait pas car il s’agit d’un être à la fois masculin et féminin. Il faudrait disposer d’un pronom bisexuel ou intégral, le “pronom humain” employé en karhaïdien pour désigner en soma [une période de rut où chaque Géthénien devient momentanément mâle ou femelle, selon les circonstances NDA]. Faute de quoi je suis obligée d’employer le masculin, exactement pour les mêmes raisons faisant que ce genre était appliqué à un dieu transcendant. Le masculin est moins défini, moins spécifique que le neutre ou le féminin. Mais l’emploi de ce genre me fait continuellement oublier que le Karhaïdien avec qui je me trouve n’est pas un homme, ni une synthèse d’homme et de femme. (20)

On trouve le même genre de réflexion sur le langage chez un auteur comme Jack Vance, dans Les Langages de Pao (21) où les tenants du pouvoir fabriquent littéralement une société agressive en lui apprenant un nouveau langage. La technique de Vance, plus généralement, consiste en notes de bas de page, du type “extrait commenté du Dictionnaire Galactique”, expliquant les nuances (“intraduisibles”, évidemment) de tel ou tel vocable. Vance se délecte par ailleurs à inventer d’autres systèmes sémiotiques à la place du langage verbal : la musique et les masques (dans la nouvelle “Papillon de Lune” (22)), ailleurs le maquillage, les parfums, voire la nourriture.

La fonction phatique est elle aussi pervertie par la fonction référentielle élargie, dans la SF ; ainsi dans ce texte de Frédérik Pohl, “Day Million” (23):

En ce jour dont je veux vous entretenir, et qui se situe à environ un millier d’années d’ici, il y avait un garçon, et une fille, et une histoire d’amour. Bon, je n’ai pas encore dit grand chose, mais déjà rien de tout cela n’est vrai. Le garçon n’était pas ce que vous et moi appellerions normalement un garçon, il avait cent quatre vingt sept ans. Et la fille n’était pas une fille, pour d’autres raisons. Et l’histoire d’amour n’implique pas cette sublimation du besoin de violer et son corollaire, la remise à plus tard de la soumission instinctive, toutes choses que nous considérons aujourd’hui comme parties prenantes d’un tel sujet. Cette histoire ne vous intéressera guère si vous ne comprenez pas cela tout de suite. Si pourtant vous acceptez de faire cet effort, vous trouverez sans doute ce récit plein à craquer, bourré jusqu’à la gueule et prêt à déborder, de rires, de larmes et autres sentiments poignants, qui peuvent ou non  valoir qu’on s’y intéresse. La raison pour laquelle la fille n’était pas une fille, c’est qu’elle était un garçon. Avec quelle coléreuse répulsion vous jetez cette page ! Vous dites : “Qui diable veut  lire cette histoire de pédés ? !” Calmez vous (...)

 Et Pohl conclut ainsi cette histoire d’amour sortant en effet de l’ordinaire : les héros ne se voient qu’une fois, échangent leurs analogues électroniques et se quittent pour toujours, se réservant de se brancher sur l’analogue de l’autre chaque fois que le désir s’en fera sentir :

“Au diable, dites-vous, cette histoire est complètement délirante !” Et vous   avec votre lotion après rasage et votre petite voiture rouge, remuant des papiers sur un bureau toute la journée et chassant vos rêves toute la nuit, dites-moi, de quoi diable auriez-vous donc l’air aux yeux de, disons, Tiglath Pilezer ou Attila le  Hun ?

Le procédé de distanciation mis à l’oeuvre dans ce genre de texte (et dont Diderot, entre autres, a donné d’éblouissantes démonstrations dans Jacques le Fataliste), c’est le maintien d’un contraste constant entre deux pôles : le narrateur/le lecteur pris à partie. De même que dans l’utopie il est essentiel de disposer d’un visiteur non utopien (pour constituer l’utopie contre ce visiteur), de même la SF se réfère souvent à une norme, implicite ou explicite, qui est soit le lecteur, soit le narrateur qui le représente.

Un autre procédé de distanciation qui me paraît également naître de la perversion de la fonction métalinguistique par la fonction référentielle, dans la SF, c’est le recours aux procédés destinés en général à assurer le contraste entre “énoncé normal” et “énoncé télépathique”, par exemple, dans les récits traitant ce thème de la télépathie :

Son murmure télépathique vint grésiller sur les lobes du cerveau de Blaine. Shep, incorrigible idiot. Que faites vous ici ? (image d’un singe coiffé d’un bonnet d’âne, image de l’arrière train d’un âne, image d’un symbole phallique en manière de dérision)
« Mais vous... ? »
Bien sûr. Pourquoi pas (Série de points d’interrogation) Il vous arrive de penser, à l’Hameçon ? J’ai le droit d’avoir mes secrets. Autrement comment une bonne journaliste ferait elle pour recueillir (masses de détritus volant dans le vent, interminable défilé de statistiques, oreilles immenses avec lèvres volubiles murmurant des paroles inaudibles)
(24)

Tout un ensemble de procédés typographiques peuvent en fait être utilisés : majuscules, parenthèses, absence de ponctuation, de majuscules, parfois de blanc entre les mots. On rencontre aussi des essais plus audacieux quant à la disposition typographique, ainsi dans L’Homme Démoli d’Alfred Bester (25) : il s’agit d’une conversation entre télépathes, d’abord complètement chaotique, puis ordonnée en mots croisés à la demande d’un des participants, plus esthète que les autres.
Toujours chez le même auteur, on trouve des emprunts à la bande dessinée, dans Terminus Les Étoiles (26), avec des procédés qui renvoient entre autres aux Calligrammes d’Apollinaire.

D’autres artifices servent à la distanciation simple, comme par exemple lorsque Piers Anthony (dans Kirlian Quest (27)) donne des noms comme Øiw ou Ømg à certains de ces personnages : le pôle d’opposition est évidemment ici le système alphabétique et phonétique de la langue de l’auteur. Enfin (je ne connais qu’un exemple de ceci en SF) des idéogrammes viennent envahir le texte : dans une nouvelle de Gahan Wilson, dans Dangerous Visions, un recueil de textes qui fit beaucoup de bruit à la fin des années 60, une sorte de manifeste de la Nouvelle Vague en SF (28), le titre est une image de tache (fig.1). La dite tache est une entité vivante qui va se transformer au cours du récit en deux autres images :
 (1) (2) (3)
Toujours renvoyant à un croisement pervers des deux fonctions, référentielle et métalinguistique, est en SF le procédé de mise en abyme, ou emboîtement. D’une façon caractéristique, c’est dans les textes traitant du contact problématique avec les Autres qu’on trouve ce procédé. Quelques exemples frappants : dans Solaris (29), de Stanislas Lem, auteur polonais, un énigmatique océan vivant, occupant toute une planète, parle peut être aux explorateurs par l’intermédiaire de formations physiques, les symétriades et les asymétriades ; un tiers au moins du livre est consacré à la description de la “solaristique”, ou science de la planète Solaris, laquelle se perd en interminables conjectures depuis plus d’un siècle (le but de Lem, en définitive, est d’interroger la connaissance, ou plutôt la possibilité même de connaître la réalité.).

Dans 2001 Odyssée de l'espace, d’Arthur C. Clarke (30) (co-auteur du scénario du film de Kubrick) des monolithes noirs, êtres géométriques, renvoient à une race extraterrestre toute puissante, quasi divine. Dans Les Enfants d’lcare, du même auteur, le système d’enchâssement est encore plus clair, ainsi que l’effet produit : d’une part, un passager clandestin terrien en visite sur une planète extraterrestre contemple les manifestations bizarres d’une montagne qui n’est pas une montagne (elle est animée de mouvements) : il en naît “un anneau parfaitement circulaire” et du plus beau bleu (couleur absente de cette planète à dominante rouge). Lors de la discussion qui suit avec les ETs, le personnage se rend compte qu’il a sans doute vu là une manifestation du Sur-Esprit, être cosmique quasi inconcevable qui préside aux destinées de toutes les races conscientes de l’univers, et que ses hôtes n’ont pas vu la même chose que lui. D’autre part, on voit nettement dans ce roman que Clarke utilise la technique de mise en abyme pour essayer de rendre compte de “l’ineffable, l’indicible”, on pourrait dire “l’inimaginable”, cette limite vers laquelle tend (sans jamais la rejoindre, sous faute de disparaître) la SF (la littérature tout court ?). Le non-humain étant précisément une des limites de la pensée humaine, on lui aménage des médiations : ainsi les ETs que Clarke utilise la technique de mise en abyme pour évoquer sont une race très ancienne, très sage et très puissante, dont les pouvoirs sont justement quasi divins pour les Terriens qui y sont confrontés. Mais on apprend au cours du roman que ces tout puissants et incompréhensibles Suzerains sont en fait une race qui se trouve dans un cul-de-sac évolutionnel ; elle est condamnée à jouer le rôle de servante du Sur-Esprit, qu’elle même n’arrive pas à comprendre et dont les pouvoirs dépassent de loin les siens : que doit donc être ce Sur-Esprit pour les humains !...

La même technique est employée par Cordwainer Smith dans Les Seigneurs de l’lnstrumentalité (31) au niveau temporel : les récits qui composent le cycle nous sont présentés comme des presque-légendes racontées dans un très lointain futur, par rapport à nous, à une petite fille pour qui les temps évoqués se trouvent dans un très lointain passé, ce qui a pour effet, au bout du compte, de rendre l’échelle temporelle assez vertigineuse.

Enfin, autre procédé qui me semble toujours appartenir à la même catégorie du métalinguistique perverti par le référentiel, il semble y avoir, à propos de certains thèmes de SF, une sorte de réification de certaines structures narratives ; ce qui, dans la littérature dite “savante”, est un moyen du récit devient dans la SF moyen de l’histoire.

Ainsi la littérature “savante” nous entraîne-t-elle couramment dans le passé, moins souvent dans le futur, en jouant sur les possibilités offertes par la langue (le temps des verbes, par exemple : “Longtemps je me suis levé de bonne heure...”), ou les diverses anachronies narratives. La SF, elle, utilise dans la diégèse une “machine à voyager dans le temps.”

Mais le récit des voyages dans le temps se fait conformément aux règles traditionnelles de la narration (“Il régla la machine à voyager dans le temps, démarra et se retrouva trois jours plus tôt”). À part les juxtapositions du type “Il a été/il fut/il sera mort”, et le soupir  récurrent  “Ah, notre langue n’est pas faite pour ces voyages dans le temps !”, on ne trouve guère d’autre aménagement de l’écriture ; quand le voyageur se rencontre lui-même en multiples exemplaires dans les univers parallèles qui lui ouvre parfois le voyage dans le temps, il continue à découper son expérience en catégories bien claires je/il elle, hier/aujourd’hui/demain, ici/là bas : l’incertitude et le vertige (désautomatisants) se trouvent au niveau du commentaire, non de la syntaxe ou de la narration.

De même dans la littérature “savante” on a le choix entre plusieurs focalisations quant à la position du narrateur ; tout changement en cours de route du mode de focalisation est une infraction au système choisi... sauf dans la SF où une telle infraction au mode de récit peut devenir un ressort de l’histoire (“Seigneur, s’exclama-t-il, il sait ce que je pense, c’est un télépathe !”).

Tout ceci ne serait-il pas en rapport avec cette caractéristique souvent soulignée de la SF, d’être une “machine à concrétiser les métaphores” ? Quand un auteur de SF écrit “son monde explosa”, il y a de fortes chances, en effet, qu’il s’agisse d’un récit de fin du monde. Quand la SF utilise une machine à voyager dans le temps, que fait-elle d’autre que concrétiser les possibilités transtemporelles du langage ? C’est le propre de la poésie que de réaliser ainsi des êtres de langage, et nous avons vu au début de cet essai les parallèles entre SF et poésie.

Et l’on peut citer ici Boris Vian, dans L’Écume des Jours (Boris Vian a beaucoup flirté avec la SF, d’ailleurs) : “Il donna à l’homme un pourboire que celui ci allait sûrement utiliser pour manger, car il avait l’air d’un menteur.”

Conclusion : Où pour aller ailleurs, on apprend qu’il est important d’avoir où revenir.

Et où revenir, sinon au corps même de la littérature dans son ensemble ? En hors-d’oeuvre à cette conclusion, j’aimerais avancer qu’il me semble avoir fait grâce, dans les recherches qui précèdent, de l’idée que la SF est une “para-littérature”. De par les fonctions qu’elle met en jeu et les procédés qu’elle emploie, elle apparaît comme faisant de plein droit partie de la littérature ; comment pourrait-elle être “à côté”, puisqu’elle constitue dans son ensemble un système modélisant parfaitement structuré, un genre, dont les relations avec d’autres segments de la littérature sont parfaitement identifiés ?

Pourtant, et c’est un fait, si une partie de ce qui constitue l’Institution Littéraire (les éditeurs) l’accepte, il faut bien reconnaître qu’elle souffre un ostracisme tenace de la part du secteur universitaire & critique de cette Institution. Il convient sans doute de s’interroger sur cette situation.
Passons sur la non-information ou la désinformation des membres de l’institution, ou plutôt demandons-nous pourquoi aucune curiosité intellectuelle ne pousse la plupart d’entre eux du côté de la SF. D’abord sans doute des raisons extra-littéraires, les conditions du marché : la SF est mise en marché comme littérature populaire, littérature de masse, on en déduit immédiatement que c’est au mieux de la mauvaise littérature, et en fait de la “para-littérature”. Elle a par ailleurs, dans la perception qu’en ont même ceux qui n’en ont jamais lu, (et ceci par le biais des autres médias, cinéma, télévision, bandes dessinées) un lien très clair avec la Science. On sait dans quelle méfiance, souvent née de l’ignorance, les littéraires tiennent encore celle ci. Mais enfin, ces raisons me semblent insuffisantes ; il doit exister dans le fonctionnement même de la SF quelque chose qui tient à une distance prudente l’ensemble du Corps Littéraire.

On a beaucoup reproché à la SF, aussi bien à l’intérieur de sa propre institution que dans l’institution littéraire (les quelques critiques qui ont essayé d’en rendre compte à partir d’un corpus souvent discutable), son “classicisme”, voire son traditionalisme formel. Elle est loin d’être aussi innovatrice que la littérature “savante”, et pour tout dire à la remorque de celle-ci : en tant que forme romanesque, par exemple, elle se trouve en général quelque part à la conjonction du roman picaresque et du Bildungsroman ; elle a utilisé avec plus de quarante ans de retard les procédés surréalistes de collage, au moment de la grande ébullition de la Nouvelle Vague SF (à partir de 1965, jusqu’en 1970 environ) ; les auteurs américains viennent de découvrir avec émotion et vingt ans de retard les techniques du Nouveau Roman.

Etc.

Dans les exemples que j’ai cités, effectivement, au cours de ce travail, rien n’est apparu de profondément original quant aux procédés mis en oeuvre par la SF. Un genre qui, au niveau de son intentionalité, se veut formateur d’une pensée autre, dont les praticiens modernes se veulent profondément désautomatisants par rapport à toutes les idées reçues, un tel genre
peut-il être fidèle à lui-même en s’actualisant dans des formes classiques, voire “dépassées” (en gros, celles de la fiction mimétique) ?

Il me semble que la question prend une autre résonance si on l’aborde à la lumière de cette dialectique du Même et de l’Autre si essentielle au processus de la distanciation cognitive. Pour des raisons à la fois extrinsèques (encore une fois, les conditions du marché, le public de masse qui est visé au moins par les éditeurs) et intrinsèques, dans la mesure où une si grande partie de ses effets repose sur le travail du “paradigme absent”, la SF n’est-elle pas obligée d’utiliser des procédés littéraires traditionnels, au niveau de la syntagmatique tant phrastique que narrative ? Le relatif conformisme formel de la SF serait donc un contrepoids à l’originalité de ses paradigmes, l’indispensable “fond” (“background”) familier sur lequel se détacherait l’original mirage paradigmatique, l’Autre porteur de l’essentiel de l’information.

De ce point de vue, il serait certainement intéressant d’aller faire un tour du côté des écrivains d’avant garde qui font explicitement référence à la SF dans leurs textes (Ricardou : La Prise de Constantinople, Burroughs : Le Ticket qui explosa ; Claude Ollier : La Vie sur Epsilon, Fuzzy Sets.)

Voici donc un extrait de Fuzzy Sets :

de rêve à qui ourdit un excès de mystère, le court circuit en incipit en laisse plus d’un pantois, il fallait agir vite, par diagonale osée recoupant la spirale sur le damier gauchi de sa révolution, prendre la navette au vol et se mettre en orbite, ils n’en croient pas leurs yeux, le fluide inoculé vous livre le patient pieds et poings libres inerte au centre de la sphère et voix douce épelant les mots simples appris, que de tribulations pour cette auscultation muette, mauvaise passe ou louvoiement du rire, un voyant bleu s’allume, combien sont ils là à tourner en rond, conjecturant son inclusion dans l’ensemble ordonné

                                                     des parenthèses où sont inclus les avatars du héros, si vous le refoulez qui écrira la suite, les relais alertés complotent une fugue de déclics, un point d’exclamation s’inscrit sur l’écran vierge, les yeux convergent à l’intersection des lignes où l’invisible panneau d’accueil verre sur verre coulisse, le ronronnement cesse et l’anesthésie brève du transit, les rimes blanches affluent, la théorie des scènes à l’apogée inscrite de l’ellipse, prétexte à quel abus franchissant le seuil ou membrane ; l’intrus se donne à l’aléa des fables, une fonction l’élit et l’investit d’intrigue, en quel haut de page passons nous à cette heure, par la voix douce, alors, à eux tous, dit il


La mise en regard de ce fragment de texte avec le “résumé” du dos du livre me paraît fort intéressante (Le texte est publié dans la collection 10/18, chez Christian Bourgois, un éditeur “littéraire”) :

Voici le dernier épisode des aventures de “O”.
Dans le livre précédent, Our ou vingt après, les précieuses tablettes lui avaient été dérobées par Tiamât la traîtresse. Lancé à sa poursuite, il s’est embarqué clandestinement sur la navette qui doit le mener à bord d’un vaisseau spatial en orbite autour de la Terre, le très moderne OCTOPUS. Il pourra ainsi, croit il, prendre de vitesse son adversaire et faire triompher le “Projet”. Cependant, c’est un accueil déconcertant qui lui est réservé par les techniciens de l’équipage, qui se nomment Nemo, Sindbad, Noë, Gagarine... L’“élu” ne serait-il plus qu’un étranger ? Ses droits de cité, sa place dans l’ensemble auprès des hommes nouveaux, seraient-ils contestés ?
(32)

J’ignore si c’est à des fins de raccolage éventuel d’un public innocent, mais il est clair qu’on a là une réduction et une “sciencefictionalisation” si je puis dire, du texte de Ollier, tout à fait infidèle à celui-ci où la SF comme genre constitué, avec son système particulier de fonctions, disparaît totalement parmi une écriture qui se veut très désautomatisée (et qui renonce systématiquement, par exemple, à toute discursivité : fragments, utilisation des espaces blancs, lignes tronquées etc.) La SF n’est là que comme matériau ponctuel, lexical (“navette, en orbite, fluide inoculé, un voyant bleu s’allume...”), mais sans l’ouverture du paradigme absent ; elle est nivelée, dévitalisée, morte : le délicat équilibre entre l’Autre et le Même qui est son ressort essentiel de distanciation cognitive a été détruit au profit d’une inflation de l’altérité formelle, paradoxalement, le texte apparaît de plus en plus, au fil de la lecture, comme un Même indifférencié, un magma verbal où le sens se perd par excès d’information, où le lecteur a énormément de mal à déchiffrer un code, par manque de contrastes structurants. Ou par des contrastes trop violents, dont le message
lacunaire est un exemple :
Il semblerait donc que la SF n’ait peut-être pas grand chose à gagner à la fréquentation de la littérature d’avant-garde : c’est que, contrairement à ce qu’on pourrait penser, et comme j’ai essayé de le montrer dans cet essai, la SF possède des modalités de fonctionnement parfaitement définies et qu’elle ne peut les abandonner sans cesser d’être elle-même. C’est ce que pourrait également montrer une étude de genres qui constituent des séries voisines : le Merveilleux, et le Fantastique, mais ce serait là le sujet d’un autre article. (33)

Notes :

1.Voir Darko Suvin, Pour une Poétique de la Science-Fiction, P.U.Q., 1977) chapitre 1.
2. Idem.
3. Chklovski, “L’Art comme procédé” (1917) in Théorie de la Littérature, Seuil, 1966.
4. Suvin, op. cit.
5. Voir Bridenne, La Littérature Française d’imagination scientifique, Paris 1950, G.A. Dassonville, 294 p.
6. Suvin, op. cit.
7. id.
8. Excepté dans Les Cinq Cent Millions de la Bégum, où sont présentées en contraste deux cités : l’une, française, représente l’utopie, l’autre, allemande, la contre-utopie.
9. Raymond Ruyer, L’Utopie et les utopies, P.U.F., Paris 1950, Bibl. de Philos. Contemporaine.
10. Youri Lotman, La structure du texte artistique, IV, p. 120, N.R.F. 1973.
11. Arthur C. Clarke, Les Enfants d’lcare, Club du Livre d’Anticipation, OPTA, 1969 ; le livre date de 1953. (Childhood’s End).
12. T. J. Bass, Humanité et demie, n° 58-59 C.L.A. OPTA (Half Past Human, 1971).
13. Marc Angenot, Le Paradigme Absent, in POÉTIQUE, février 78, n° 33.
14. James Joyce, Ulysse.

15. Jayge Carr, L’Abîme du Léviathan, Albin Michel, 1982.
16. Tanith Lee, Don’t Bite The Sun, 1976, Daw Books, n° 184. [traduction maison]
17. Lewis Carroll, Through The Looking Glass.
18. Henri Michaud, Le Grand Combat.
19. Ursula K. Le Guin, La Main gauche de la nuit, Coll. “Ailleurs et Demain”. Laffont, 1969 (The Left Hand of Darkness, 1969).
20. id., p. 109 110.
21. Jack Vance, Les Langages de Pao, coll. “Présence du Futur”, Denoël, 1965. (Languages of Pao, 1958, 1965).
22. “The Moon Moth”, in The Best of Jack Vance, Pocket Books, 805510, 1976.
23. Frederick Pohl, “Day Million”, 1966, in A Science Fiction Argosy, Damon Knight et., Simon & Schuster, 1972.
24. Clifford D. Simack, Le Pêcheur, C.L.A. OPTA, 1966 (Time Is The Simplest Thing, 1961).
25. Alfred Bester, L’Homme Démoli, “Présence du Futur”, Denoël, 1955 (The Demolished Man, 1953) Ce passage n’a pas été traduit...
26. A. Bester, Terminus les Étoiles, “Présence du Futur”, Denoël, 1958. (Tiger! Tiger ! 1957).
27. Piers Anthony, Kirlian Quest : Cluster (1977), Chaining the Lady (1978) et Kirlian Quest (1978).
28. Gahan Wilson, [image de la tache...] in Dangerous Visions, Harlan Ellison ed., Signet Books, 1973. Une traduction française de ce recueil est parue chez J’Ai Lu, n° 626-627, 1975, mais la nouvelle de Wilson n’y a pas été traduite...
29. Stanislas Lem, Solaris, “Présence du Futur”, Denoël, 1966 (Solaris, 1961).
30. Arthur C. Clarke, 2001, Odyssée de l'espace, J'Ai Lu, 1972 (2001, 1968)
31. Cordwainer Smith, Les Seigneurs de l'Instrumentalité, C.L.A. OPTA, 1974 ; les trois tomes regroupent toutes les nouvelles du cycle, qui a été composé entre 1954 et 1971.
32.Couverture arrière de l’édition 10/18.
33. Pour d’intéressants aperçus sur les relations entre la SF et les genres voisins, on peut consulter Suvin, op. cité.
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