Elisabeth Vonarburg - Textes, Articles, Entrevues

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La page de signatures, dans mon programme
Wiscon a trente ans !


La première fois que je suis allée à Wiscon, c'était en 1994, parce que Chroniques du Pays des Mères, dans sa version américaine In The Mothers' Land, avait été mis en nomination pour le prix Tiptree. J'étais renversée. Je l'ai été plus encore en assistant au congrès. De fait, c'était pire : j'étais en amour ! Wiscon, voyez-vous, l'essayer, c'est l'adopter — que dis-je, “l'adopter” ? C'est devenir instantanément accro. Depuis, j'y suis retournée plusieurs fois, pas aussi souvent que je le voudrais, mais on fait ce qu'on peut.

À l’aller, cette année, des orages massifs avaient retardé, puis annulé des vols dans tous les azimuts, laissant beaucoup de monde naufragé à l'aéroport O'Hare de Chicago, le cauchemar des voyageurs. Nous avons donc pris l’autobus pour Madison — plusieurs bus, jusqu'à très tard dans la nuit — ce qui nous a donné un avant-goût de l’atmosphère conviviale qui allait être, comme toujours, celle de ce trentième Wiscon.

À partir d’ici, le féminin inclut le masculin — une petite expérience mentale qui s’impose !

Pour celles qui ne connaissent pas ce congrès (au sens original français de “réunion”, et non au sens universitaire de machine à communication savantes), un rappel : Wiscon est le seul congrès de science-fiction, fantasy et fantastique féministe au monde ; c’est une readercon, i.e. destinée essentiellement à des lectrices — et où l’on parle de cinéma, de séries télé, d’arts plastiques, de comics, de bloguess et de tout le reste ; et c’est une sercon, un congrès sérieux, où l’on se déguise, où l’on danse, et où, en bref, on a un fun noir — on pourra en juger aux photographies qu’on trouvera ici et ailleurs.

C’est à ce congrès qu’a été créé le prix James Tiptree Jr. couronnant des œuvres qui explorent et élargissent les rôles féminins et masculins et/ou les présentent dans une lumière nouvelle. Ce prix, doté d’une belle bourse, et dont on invite les gagnantes tous frais payés, est entièrement soutenu par le milieu SF&F féministe à l’aide d’encans et de ventes de gâteaux, biscuits et autres douceurs, une idée de l’écrivaine Karen Joy Fowler, et un succès foudroyant. Et oui, le masculin est toujours inclus, les trois ou quatre derniers gagnants étant des ouvrages écrits par des hommes : cette année, c’est Air, l’extraordinaire roman de Geoff Ryman (gagnant aussi du A.C. Clarke Award et du British SF Award).
 
Geoff Ryman
Le prix est toujours officiellement accompagné non seulement d’une liste des œuvres mises en nomination mais d’une autre plus longue de toutes les œuvres éligibles, puisqu’elles constituent ensemble, d’année en année, un précieux corpus de lectures féministes... ou, plus simplement, de ce qui, dans la science-fiction, la fantasy ou le fantastique, est vivant, imaginatif et ouvert à toutes les possibilités de la différence. Je suis tombée dans la SF et ses cousines à cause de mon insatiable curiosité enfin adéquatement nourrie par la simple question “et si c’était autrement ?”. Je suis restée dans la SF & Cie à cause de l’ouvrage de Le Guin, La Main gauche de la nuit ; j’ai compris que j’étais féministe, et quelle sorte de féministe, en lisant, outre Le Guin, des écrivaines comme Merril, Russ, Charnas, Tiptree, Sargent, Tepper... C’est dire que découvrir Wiscon, au début des années 90, m’a donné le sentiment d’arriver enfin chez moi. Home, Sweet Home — ou mieux, pour citer un autre magnifique roman de Le Guin, aller à Wiscon, pour moi, c’est Always Coming Home.

Et Wiscon, c’est la différence. Deux tout petits détails le feront comprendre, en se rappelant que le médium est le message. D’abord, sur les badges des participantes, le prénom est en gros caractères gras et bleus, le nom en plus petites lettres minces et rouges, et la provenance (pour les invitées d’honneur des précédents congrès) en plus petit encore. Par ailleurs, dans la con suite, où tout le monde peut manger gratuitement (on n’a pas à dépenser un sou pour se nourrir et s’abreuver à Wiscon), il y a un distributeur d’eau chaude et d’eau froide. Sous la valve d’eau chaude, il y a un message disant à peu près : “Ce robinet a été modifié pour que les enfants ne puissent pas l’utiliser et se brûler”. Suivent les instructions pour s’en servir.


Wiscon, c’est la différence.

Tous ces visages enfin féminins, toutes ces voix enfin féminines. Et ces hommes qui ne rivalisent plus les uns avec les autres par dessus notre tête, mais qui sont juste là avec nous (en nombre moindre ; ça les aide, et ça nous aide). Et ces personnes dont le sexe n’est pas la première question qu’on se pose, parce que toutes sont d’abord, ici, des personnes... Et tous ces enfants — bébés, enfants, adolescents... Et une mère qui allaite ici, une vieille femme qui lit, tricote ou crochète là, en écoutant une table-ronde ou en attendant l'encan...
la vie ordinaire de l’autre moitié de l’humanité, qui devient extraordinaire ici parce que c’est un congrès de SF & Cie et que, n’est-ce pas, cette vie ordinaire-là n’y a habituellement pas droit de cité — ni dans les fictions, au demeurant !

Wiscon, en cette trentième année de son existence, c’était aussi mille participantes (on avait fixé la limite à ce chiffre, pour le plus grand désespoir des retardataires), onze volets de programmation, plus d’une trentaine d’anciennes invitées d’honneur (dans l’ordre des Wiscons où elles étaient invitées) : Vonda Mc Intyre, Suzy McKee Charnas, Suzette Haden Elgin, Jessica Amanda Salmondson, Lisa Tuttle, Samuel Delany, Avedon Carol, Pat Cadigan, Emma Bull, Pat Murphy, Pamela Sargent, Lois McMaster Bujold, Karen Joy Fowler, Nicola Griffith, Ursula K. Le Guin, Melissa Scott, Susanna Sturgis, Delia Sherman, Ellen Kushner, Terri Windling, Mary Doria Russell, Jeanne Gomoll, Elisabeth Vonarburg, Nalo Hopkinson, Nina Kiriki Hoffman, Carol Emshwiller, Eleanor Arnason... En comptant, bien sûr, les invitées de cette année, Kate Wilhelm et Jane Yolen.
Kate Wilhelm Jane Yolen
Et le gagnant du Tiptree 2006, Geoff Ryman.

Et je ne cite que les noms les plus susceptibles d’être connus de lectrices francophones.

(Soyez honnêtes, francophones de France : combien de ces écrivaines connaissez-vous, et combien en avez-vous lu ? Mais je ne partirai pas dans ma diatribe habituelle, puisque nombre d’excellents écrivains anglophones sont maintenant tout aussi invisibles en français.)

Wiscon, cette année, c’étaient des tables-rondes comme : “Sex and the Believable Alien”, “Fantastic South-Asian Literature”, “What Would a Feminist Think Tank Look Like?”, “Does Hard SF Have to Involve Metal?”, “Gender in Gaming”, “Borderlands of Science”, “Writing Fantasy for Young Adults and Kids”, “Technology Other Than the Computer”, “Writing versus Politics” ou encore “Autism, Asperger Syndrome and Fandom”, “Future Architecture” et “Shapeshifters : Moral Ambiguity and Sexual Threat”... entre plus de cents autres, sans compter des communications savantes sur la SF&F écrite par des femmes (dans le volet universitaire), et des dizaines de lectures par des auteures de tout poil, les connues, les moins connues, les débutantes, les revenantes... Wiscon, c’est encore les premiers prix décernés par la Carl Brandon Society, créée avec le soutien des Wisconites pour couronner des œuvres écrites par des écrivains de couleur. C’est le collectif Broad Universe, qui s’occupe de publiciser les écrivaines débutantes et de “mid-list”, comme on dit, avec des lectures, des envois publicitaires, un site web et quantité d’autres activités destinées à augmenter leur visibilité...

Wiscon, c’est aussi... le salon de desserts du dimanche (pas de banquet), qui précède la remise du Tiptree (et comme c’est agréable de voir tous ces hommes qui se régalent de sucreries, comme à la vente de gâteaux Tiptree dans la journée !) ; c’est l’encan du samedi, avec l’écrivaine et artiste Ellen Klages qui en fait un hilarant numéro de stand up comic — pendant trois heures !
Ellen Klages lisant la lettre de Tiptree,
à l'encan

(On a approché cette année un total de 10 000 $, et avec un item littéralement sans prix dans le lot : une hyperbolique lettre de fan de James Tiptree Jr. à Carol Emshwiller, dont celle-ci avait fait don à l’encan).Ce sont les room parties du soir et de la nuit, avec, selon l’humeur, des chansons, des costumes (une soirée vénitienne, avec masques, par exemple), ou encore un échange de boucles d’oreilles faites sur place contre des haïku également improvisés (initiative d’Élise Mathiessen, créatrice de la magnifique tiare d’argent et de vraies perles que se passent d’une année à l’autre les gagnantes — et les gagnants — du Tiptree). C’est, le premier jour, The Gathering, l’Assemblée : plusieurs heures dans une mini-foire avec tireuses de cartes, cercles de tricoteuses, fabricantes de bijoux, de robes, d’écharpes, de sacs, de n’importe quoi, tous prétextes divers pour permettre aux participantes de faire connaissance.
ouverture de l'Assemblée
Wiscon 30, c’est un garçonnet qui, ayant rassemblé les ballons survivants de cette Assemblée, essayait de tous les fourrer dans un des ascenseurs pour remonter plus vite dans la chambre de ses parents. C’est, pendant l’encan, Mary Doria Russell et Karen Fowler poursuivant Geoff Ryman pour lui passer autour du cou la brassière rose vif gagnée par Mary (“comme deux chihuahas lancés derrière une girafe”, dira l’écrivaine Amy Thompson)... Et ce sont les rencontres, les confidences, les discussions, les illuminations, les rires et les larmes (quand des écrivaines se rencontrent pour se parler de leur difficile existence d’écrivaine). Et les gens, les gens, les gens.

Wiscon, pendant trois ou quatre jours, c’est un monde meilleur, plus humain, plus intelligent et plus fou. En repartant, dans le même cirque d’orages et d’avions retardés et annulés, obligée de coucher une nuit à Chicago, dans une chaleur oppressante, sombre et humide qui me faisait penser à l’univers de “Blade Runner” (plus si loin, maintenant...), je me disais que c’est déjà ça de pris, de temps à autres, trois ou quatre jours de monde meilleur.


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