Lettre à un jeune poète
Il y a quelques temps, la revue Zinc m'a demandé de participer à un numéro spécial destiné à de jeunes poètes (Zinc #10, spécial "Lettres à un jeune poète"). Ce joli numéro, en écho à Reiner Maria Rilke qui s'est illustré dans le genre, alignait à son sommaire sur tous les tons, du plaisant au sérieux : Louis Hamelin, Monique Proulx, Jacques Godbout, Roger des Roches, Yves Beauchemin, François Barcelo, Michael Delisle, Lise Tremblay, Aline Apostolska, Gil Courtemanche, Yolande Villemaire, Francis Catalano et Jean-Paul Daoust. Un des effets de l'hiver est de me faire penser à la poésie, (et même d'en écrire !) Voici donc ce texte, et bonnes fêtes aux poètes, jeunes ou non, aux écrivains et à tous ceux qui, comme nous, aiment les mots.
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Je ne sais trop que vous dire, d’abord. J'ignore presque tout de vous : vous êtes un jeune homme, une jeune femme, vous entrez en poésie. Je me trouvais près de la porte, il est tout naturel de vous accueillir, donnez-moi votre manteau, vos gants, oui, sale temps dehors, il y a une table libre là, venez donc vous asseoir. Peut-être avons-nous des amis communs ? Nous échangerions des noms — écrivains, peintres, musiciens, cinéastes et même quelques poètes — avec précaution. Il règne ici une lumière obscure, on se devine plus qu’on ne se voit. En nous cherchant, avec précaution, par-dessus le bord de nos verres ou de nos tasses nous irions un peu plus avant. J’essaierais bien de vous demander quel chemin vous avez suivi pour arriver jusqu’ici, mais il en est tant. Alors, je me tairais, devant le mystère renouvelé : moins le chemin que ce qui nous y pousse, un jour. Comment, pourquoi, dans la pluie quotidienne de mots quotidiens, il s’en trouve soudain qui s’aimantent, et nous aimantent. Comme si un doigt invisible avait tracé, à la surface d’une mer nocturne, des signes phosphorescents qu’il nous faut impérativement saisir, et déchiffrer. Car ce sont les mots d’abord, n’est-ce pas ? Émotions, sensations, et la mémoire même, que sont-elles sinon des mots — et les mots des sensations, des désirs, des craintes, des souvenirs ?
Mais comment, mais pourquoi — pourquoi vous, pourquoi moi, pourquoi les autres, silhouettes imprécises dans la pénombre autour de nous ? Lorsque j’essaie de cerner ma première fois… Mais on ne peut la cerner, la définir, l’enfermer. À peine peut-on la décrire, et encore elle échappe. Il y a eu ce glissement, ce décrochage, ce décalage, cette différence de potentiel qui crée vents et courants, et nous avons été emportés, en essayant de suivre le mouvement — oh non, pas de le contrôler, même si vous le croyez, même si vous l’espérez encore, mais de l’accompagner. Quelle métaphore, alors ? Le surfeur sur la vague, la monture et le cavalier, l’aile de l’oiseau dans la brise ou le tigre que l’on tient par la queue ? Elles sont toutes vraies et fausses, selon la grâce ou le caprice du moment. Des approximations.
Non ? Vous espérez encore, vous voulez croire — que les mots sont exacts, et donnent la chose même ? Une adéquation rêvée, je le crains bien… Tenez, une autre métaphore : les mots petites cuillères avec lesquelles nous creusons le monde des apparences, pour en remplir un tonneau des Danaïdes. Plutôt incohérente, la métaphore, oui, il est tard, pardonnez-moi mes balbutiements. Le tonneau des Danaïdes : nos textes ? La poésie elle-même ? Je ne sais trop. L’essentiel pour moi, c’est ce sentiment de perpétuel inachèvement. Ou plutôt d’un mouvement perpétuellement inachevé — et donc un mouvement perpétuel, ce qui est moins déprimant, vous en conviendrez !
Mais les mots, les mots… les animots, j’aime à les appeler : vivants, et donc toujours imprévisibles. Avec eux, dans le chaos du monde et des êtres, nous essayons de trouver cet autre rythme, cette autre voix qui est en nous sans être tout à fait de nous, l’ailleurs, l’autrement, l’Autre. La poésie comme asymptote : on court sans cesse après sans jamais la rattraper — “l’absente de tout bouquet”, comme disait l’oncle Mallarmé. Présence de l’absence. La théologie négative m’a toujours fascinée… Ah, vous froncez le nez : tout cela est bien abstrait, et puis, vous ne voulez pas d’autre divinité que vous dans vos mots. Mais, comme toujours lorsque j’essaie de me décrire le mouvement qui me fait entrer en poésie, je viens me prendre les pieds dans la transcendance, dans le religieux — celui qui relie, attention, pas celui qui sépare.
Une autre métaphore, si vous préférez : l’éléphant et les aveugles. L’univers est l’éléphant, nous les aveugles, et la poésie nos tâtonnements tous si exactement inexacts. Il ne me déplaît pas d’imaginer ainsi le Poète Voyant cher à l’autre oncle Victor et à sa bande de joyeux romantiques, ou même au cousin Rimbaud : cela vous remet un peu les pendules à l’heure. Mais aussi, c’est que j’aime le paradoxe. Ma lumière obscure de tout à l’heure, pour vous décrire cet endroit fugace où nous nous retrouvons. Ou la nuit éclatante des mystiques — aïe, revoilà la transcendance qui se pointe le nez. Mais comment approcher autrement ce qui ne peut être dit ? Non une interdiction : juste une impossibilité. Au bout de tous nos mots, paradoxalement, le silence. Non le vide : un silence si plein, si fourmillant d’existence en suspens que c’est l’infime fraction de fraction de seconde qui précède le big bang, l’explosion créatrice de notre univers. Qui ne cesse de le précéder, qui dure sans durée…
Mais d’où nous retombons, sans cesse, heureusement, dans le temps, la matière, les êtres — les mots. Sur cette pointe d’épingle, nous dansons, nous qui ne sommes pas des anges. C’est cette danse, la poésie. Qui mène, qui est mené, quelle importance ? Alors, je vais me taire aussi. Il n’y a pas de carte du territoire que je vous déroulerais sur l’autorité de ma seule précédence temporelle pour vous y indiquer des chemins, des culs-de-sac ou des raccourcis, ou encore “là, il y a des tigres”. Il n’est pas de jeunes ou de vieux poètes. L’expérience des uns ne sert pas de grand-chose aux autres : on ne peut vivre ni mourir à la place d’autrui, n’est-ce pas ? Non, il n’y a pas de carte, parce que le territoire est partout, ce lieu clair-obscur où je vous distingue à peine mais où je vous parle parce que je crois en votre existence. Maintenant et ici. En poésie.
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