En ce 18 octobre 1988, Jeff Winston se trouve dans son bureau new-yorkais, et écoute sa femme lui répéter au téléphone : « il nous faut, il nous faut... » Il leur faudrait, bien sûr, un enfant, une maison plus confortable. Mais surtout parler. A coeur ouvert.
Sur ce, Jeff meurt d'une crise cardiaque. Il se réveille en 1963, à l'âge de dix-huit ans, dans son ancienne chambre d'université. Va-t-il connaître le même avenir ? Non, car ses souvenirs sont intacts. Il sait qui va gagner le prochain Derby, et ce qu'il en sera d'IBM et d'Apple... De quoi devenir l'homme le plus puissant du monde, jusqu'à... sa deuxième mort, et qu'une troisième, puis une quatrième vie commence...
A-t-on déjà parlé ici de la douleur de lire, de lire professionnellement, s'entend. Peut-être, peut-être. Mais le sujet est trop rarement abordé, faisons comme si de rien n'était.
Quel jeune amateur de Science-Fiction un tant soit peu passionné, un tant soit peu actif, ne s'est-il pas dit un jour : « Plus tard, quand je serai gros, je serai critique à Fiction, je ferai des anthologies, je dirigerai une collection SPECIALISEE ! ». Le malheur, pour certains, c'est qu'ils vont au bout de leur phantasme, c'est qu'ils font tout pour y « arriver » et qu'ils y parviennent enfin. C'est là que le cauchemar commence, lentement, insidieusement. Il faut lire, non plus ce que d'autres ont choisi, mais ce que l'on va choisir pour d'autres. Les manuscrits inédits s'entassent et s'empilent sur le pauvre cerveau du vaincu. Au début, il est content, il a enfin le « pouvoir » qu'il désirait, mais la loi de Sturgeon le frappe sans pitié : quatre-vingt-dix pour cent de ce qu'il reçoit — et il en reçoit beaucoup — est sans intérêt, illisible, abscons, mal écrit, sans idée, mortel. Pire, certains textes frisent le publiable, et il est donc obligé de les parcourir en entier pour ne faire que les refuser...
Il souffre, il vieillit, et s'éloigne peu à peu de ce qui fut un jour sa passion : la lecture. Aborder un texte lui soulève le cœur, le rend malade. Il réfléchit sur le problème, en sait parfois l'origine, mais il préfère s'inventer des excuses plus recevables : il prend de l'âge, c'est normal, tous ses souvenirs, toutes ses activités s'imposent à son esprit et lui interdisent de plus en plus l'accès à l'imaginaire. Il se réifie, il est complètement là, rien d'autre.
Et puis, un jour, le hasard lui sourit. Un roman américain, qu'aucune revue spécialisée d'outre-Atlantique n'a particulièrement mis en avant parce que sorti hors collection, tombe entre les mains de son libraire. Ce dernier en commence la lecture, lui dit que c'est très bien, le force pratiquement à le lire. Il s'exécute, la mort dans l'âme : les mots lui font trop peur.
Et c'est la révélation. De la Science-Fiction, de la bonne, de l'excellente Science-Fiction, là, sous ses yeux usés. Un sacré voyage dans le temps comme il les aimait, mâtiné d'univers parallèles, mais sans poncif, dépoussiéré. Des personnages, bien solides, bien campés, à qui il arrive des choses, qui souffrent, qui lui parlent, qui lui hurlent au visage non pas parce qu'ils ont des problèmes d'incontinence psychique, mais parce que leur réalité bascule, les broie. Une écriture intéressante, amusante, troublante, où chaque mot est utile, n'est pas mis là simplement pour faire joli. Est-ce possible ? Il croit rêver. Des textes comme ceux-là, on n'a plus le droit d'en faire, c'est dépassé, c'est obsolète, c'est cube, c'est out.
Il ne lui reste plus qu'à dire merci, merci à l'auteur qui lui a montré que son sense of wonder n'était pas mort, merci pour tout, merci pour ça. Sa vie a maintenant un sens, il sait de quoi demain sera fait, de périodes d'attente, d'éclipses, de trous noirs, mais il lui reste encore des novae.
S'il y a bien une idée qui a traversé tous les esprits, c'est celle de « Et si je pouvais revivre ma vie, qu'est-ce que je ferais ? ». Jeff Winston n'a pas à se poser cette question lorsqu'il se réveille dans sa chambre d'université à Atlanta en 1963, à l'âge de 18 ans. C'est qu'il vient de mourir, dans la quarantaine, d'une crise cardiaque qui l'a terrassé au téléphone le 18 octobre 1988. Par quel miracle peut-il bien avoir été ressuscité dans son propre passé ? La vie ne lui laisse pas le temps d'y penser tout de suite : des souvenirs « antécédents » sont intacts, Jeff va pouvoir réellement refaire sa vie ! En commençant à se monter une fortune coquette en pariant au derby sur les chevaux qui vont/auront gagné.
Mais revivre n'est pas si facile. Et l'Histoire ne se laisse pas facilement manipuler. Certes, la seconde vie de Jeff Winston n'a rien à voir avec la première : il est fort riche, propriétaire d'une multinationale qui n'existait pas dans sa première vie, il ne se marie pas avec sa première femme, il évite à son camarade d'université le suicide, etc... Mais lorsque Jeff tente d'empêcher l'assassinat de J.F. Kennedy les événements dérapent dans le même sens que la première fois : ce n'est plus Lee Harvey Oswald le meurtrier mais une autre personne ! Et le pire est encore à venir : malgré cette fois une santé de fer, Jeff meurt à nouveau en octobre 88 d'une crise cardiaque, inexplicable médicalement.
Pour se réveiller à nouveau en 63, cette fois un peu plus tard, lors d'une séance de cinéma avec sa petite amie de l'époque.
Et ainsi de suite : la mort est inévitablement présente le 18 octobre 1988, effaçant chacune des vies bien différentes les unes les autres, consacrées à chaque fois à une exploration des possibilités offertes à un individu... Jeff n'est pas seul : il rencontre une femme qui, elle aussi, fait des « replay » successifs... Dans quel but ? Pour quelle raison ? Qui manipule d'aussi incompréhensibles événements ?
Un thème de roman aussi évident n'aurait pas pu être traité avec succès par n'importe quel écrivain. La plupart des auteurs n'auraient tout simplement pas su exploiter correctement un sujet aussi... universel, d'une apparence aussi simple, et c'est avec la plus grande prudence que je me suis lancé dans la lecture de Replay. Bonheur : Ken Grimwood s'en est excellemment tiré. Pas le moindre dérapage, pas la plus petite erreur de construction ou d'inspiration. Replay est un roman passionnant, le genre qu'il est difficile de lâcher tant l'intrigue vous pousse toujours en avant. À la fois grave et plein d'humour, réaliste, profondément humain, intelligent et lucide, ce roman est une des plus grandes réussites de la littérature spéculative récente. S'il fallait des comparaisons dans le domaine de la SF, je pencherais pour les meilleurs Brunner, Silverberg et Wilhelm. Quant à son thème, il rappellera également certains textes de Peter S. Beagle, par exemple.
Ceci dit, s'agit-il bien de SF ? La question pourra se discuter, assurément, mais là où je n'ai pas le moindre doute, c'est qu'un tel livre aurait eu sa place toute trouvée parmi les Ailleurs & Demain de la grande époque, au sein la spéculative-fiction humaniste des années 75 (celle des auteurs cités plus haut et des Bester, Tevis, Ellison, Coney, Jeury...). D'aucuns classeront plutôt ce livre dans le fantastique, sous le prétexte que la réincarnation est un thème typiquement fantastique. C'est ainsi que Replay a obtenu le World fantasy Award l'an dernier. Mais qu'importe les querelles d'étiquettes : dans tous les cas, il s'agit là d'une œuvre magistrale, dont la publication en France en dehors d'une des sacro-saintes « collections spécialisées » ne doit pas être le permis d'inhumer.