« L'heure du loup, c'est l'heure où la nuit fait place au jour. C'est l'heure où la plupart des mourants s'éteignent, où notre sommeil est le plus profond, où nos cauchemars sont les plus réels.
C'est l'heure où celui qui n'a pu s'endormir affronte sa plus violente angoisse, où les fantômes et les démons sont au plus fort de leur puissance. »
Premier roman de son auteur, « Locomotive rictus » est placé sous le signe du loup. Le récit — d'une rare intensité — est l'acheminement du moi et de la civilisation vers « le temps de l'homme mort, (vers) l'heure du loup ».
Joël Houssin : l'homme aux loups
(SIDE ONE)
« L'homme aux loups » est la relation, par Freud, de la cure analytique d'un jeune homme de 22 ans souffrant d'une grave névrose : l'incapacité absolue de se livrer à la moindre tâche
2. L'interprétation d'un rêve fut à la base de la guérison de « l'homme aux loups » (dans ce rêve, l'enfant — âgé de 4 ans — voyait six loups
blancs perchés sur des arbres.
Immobiles. Avec de
grandes queues. Effrayé, il se réveilla en hurlant). A travers les processus usuels du rêve (renversement, déplacement), ce dernier — associé au souvenir d'un conte de Grimm ou un tailleur coupait la queue d'un loup avec des ciseaux — traduisait la crainte de l'enfant de voir trancher son pénis.
La fréquence du mot « loup » dans le roman de Houssin, la couleur — blanche — de la louve, l'expression « L'homme-enfant-loup » se rapportant à Joël Apocalyps, sont autant d'allusions
3 à l'analyse de Freud et traduisent la ligne de force du roman : la sublimation littéraire du complexe de castration.
Ce dernier apparaît dans le passage du « viol » de Joan par le Répress «
La main de Joan fusa vers le bas ventre du Répress et empoigna les testicules, les broyant impitoyablement dans une poigne de géant », la réflexion de Mondo-côté face du personnage de Joë : «
Je tiens à mes couilles, moi ! », les morsures tranchantes suivies du rejet de la chose sectionnée «
Joë lui écarta les cuisses et mordit sauvagement la fragile chair rouge... (puis il) cracha le bourgeon sanglant ». « ...
les mâchoires de Joan claquèrent, mordant avec une violence inouïe la langue du Répress (... puis elle) cracha le morceau de chair sur le sol », l'omniprésence du fouet (instrument castrateur), la perte du Don des Spirites (castration psychique), enfin la dernière réflexion du Vigile déchiqueté/démembré par les câbles atomiques : «
J'm'en fous ! J'peux encore bander ! » p. 61
4.
Joë Apocalyps est le principal porte-parole de Joël Houssin. Plus significative encore est l'évacuation du diminutif Joë au profit du prénom complet Jonathan dans la liste des passagers de la locomotive. En effet Joë(l) ne peut être un passager, puisqu'il EST la locomotive.
Mais une critique littéraire n'est pas une cure analytique. Il n'est donc pas du ressort de la critique de savoir
comment est né ce complexe (œdipe mal liquidé, développement perturbé de la sexualité infantile... Notons simplement les présences traumatisantes et terribles de Malcom avec son fouet et de Blader avec sa pince métallique. Images terrifiantes d'un père castrateur). Mais la lecture psychanalytique d'une œuvre
5 permet d'en dégager les axes sémantiques et d'en reconnaître la cohérence interne.
Le complexe de castration est un simple instant de l'évolution de la sexualité infantile. Si cette crise est mal résolue, elle peut être à l'origine de déviations sexuelles. Homosexualité « Une gigantesque armée de jeunes adolescents bardés de cuir noir piétinait en chantant son corps décharné ». Episode de Van Stirner et l'enfant blond, fétichisme du cuir : « Il prit l'uniforme, le couvrit de baisers, le frotta fébrilement contre son visage jusqu'à ce que le cuir polisse ses rides » in « Errât — Homme » nouvelle qui suit « Locomotive rictus », sado-masochisme surtout, fréquence des mots phalliques et castrateurs : fouet, pince métallique.
Le masochisme est lié au complexe de castration. Culpabilisé pour ses activités autoérotiques infantiles, l'enfant assimile l'absence de pénis chez la fille à une sanction. Il intériorise alors l'interdit et pratique l'autopunition. Le masochisme imprègne « Locomotive rictus ». Masochisme secondaire qui consiste à retourner l'agressivité contre soi, mais aussi et surtout contre le monde (masochisme primaire).
Face à l'instinct de vie, Freud fut amené à concevoir l'instinct de mort (ou pulsion de mort, ou Thanatos). Cette pulsion de mort, véritable force d'autodestruction, se manifeste au sein de notre civilisation et en nous. Elle tend à transformer l'activité en passivité.
En ce qui concerne l'individu, elle tend à le faire retourner à l'état
inorganique, compris comme état fœtal ; «
Une femme laide aux yeux lubriques qui enfonce le cadavre d'un enfant vierge à l'intérieur de son vagin ». Et bien sûr le final du roman : «
Et Joë Apocalyps se retrouve, seul, au sein de la Grande horreur impalpable, dans le ventre de Joan dont le cœur palpite encore pour quelques secondes »
7.
En ce qui concerne la société, elle tend à la détruire totalement par l'apocalypse et par le feu. « Deguello » des valeurs bourgeoises (laminées). Suicide collectif des exploités (contaminés). Le loup n'est — il pas dans notre culture occidentale, « 0le porteur de la gueule des enfers, qui s'ouvre, béante, à l'horizon de la Terre » ?
8. Détruire la société, la raser, l'anéantir.
Degré zéro de l'humanité.
Détruire, dit-il (Joël l'Apocalypse). Soi, le monde.
Thanatos sauvera le monde. « Mais il le sauvera à sa manière c'est-à-dire par le Mal Absolu ».
Walther : « Flinguez-moi tout ça ».
Spinrad and « The big flash » : DO IT !
Joël Houssin : « Crève l'avenir ! Crève le futur ! Crèvent les promesses ! Crève l'espoir ! »
Nizan : « Le temps des démolitions est venu ».
Que chacun soit
que le monde soit
que l'univers soit
l'homme aux loups
« Ne riez plus, charmante Elvire, les loups sont entrés dans la ville. »
9 Joël Houssin : jeune loup de la SF
(SIDE TWO)
Paradoxalement, cette destruction se fait à coups de références, de citations, d'influences. Ainsi, dans ce roman au ton pourtant très personnel, l'écriture est walthérienne, la construction dickienne, le personnage de Joë, jackbarronien... Farmer, le Blue Oyster Cult, Baader/Blader, Allan Ginsberg, etc. sont les éléments d'un collage/passagers d'une locomotive peu désireuse en fait de tout détruire définitivement Il y a contradiction entre le fond et la forme, entre le désir de succomber à la pulsion de mort et la simple volonté de foutre en l'air les vieilles barbes afin de prendre leurs places. Il n'y a pas, alors, destruction, mais simplement remplacement d'une culture par une autre.
Les imprécations et anathèmes lancés contre notre société traduisent une volupté de la décadence, spécifiquement bourgeoise. (Attention : je ne traite pas Joël Houssin de bourgeois je dis simplement que son discours a toutes les harmoniques de celui d'un intellectuel bourgeois masochiste, fasciné par la pourriture et la décomposition de notre vieux monde). Discours d'un moraliste écœuré par tant de perversités, mais qui se roulerait malgré tout dans cette fange. Ce sado-masochisme n'a rien de gauchiste et il n'est pas étonnant que Dick et Spinrad, piliers « ambigus » d'une « révolution ambiguë » soient les auteurs préférés de Houssin.
« Cette planète idiote s'acharne dans sa mixture de sexe, de génocides, d'ultra-violence. Les fastes lucifériens de l'obsession psychotique se plongent dans les océans de sueur où viennent flotter de longues tresses d'algues graisseuses et qu'agrémentent quelques pittoresques perversions, quelques sillons poisseux sur un visage de clown triste... »
L'exorcisme des fantasmes a de bien curieuses lueurs. Mais on ne peut pas vivre son masochisme sans être un homme de contradictions. Joël Houssin est lucide sur la nature ludique de notre monde, les premiers chapitres du roman sont bridgés ! sur la relativité du vrai et sur l'inanité de nos agissements. Certes « Dans les cavernes de l'ordre, les artistes n'ont qu'un devoir ; forger des bombes ! » (Writing pop star, cité p. 101). Mais le vieux monde capitaliste est prodigieusement habile dans l'art du désamorçage. Cette dialectique de la récupération n'est-elle pas la forme ultime de la castration ? L'assumer n'est-ce pas faire preuve du plus subtil des masochismes ?
« On ne s'évade pas aisément du spectacle. Un palais des glaces est un palais des glaces, et qui croit abolir l'image ne fait jamais qu'en changer. A trop citer devant soi le bourgeois, on produit un effet de miroir, on devient le négatif du bourgeois. »
Lucide, trop lucide !
Il faut lire « Locomotive rictus » dans le ricanement des hyènes, le hurlement des loups, le crissement du cuir et le sifflement du fouet.
Il faut lire « Locomotive rictus » lorsque les loups escaladent les remparts du vieux monde capitaliste, des sexes entre leurs dents.
Il faut lire « Locomotive rictus » car Joël Houssin, moraliste pervers et chantre fou d'un monde dévoré par le chancre, crèvera en écrivant, dans un dernier rictus et dans le halètement des locomotives homosexuelles.
Il faut lire « Locomotive rictus » et dérailler de plaisir.
Notes :
1. Cité dans « La revue du cinéma, Image et son » n° 226 p. 63. Bergman a réalisé en 1967 un film intitulé « L'heure du loup ». Dans une séquence, le personnage principal, interprété par Max Von Sydow, rêve qu'un enfant cherche à le mordre (= castrer).
2. Histoire d'une névrose infantile » (1918).
3. La perfection avec laquelle vont s'agencer les pièces du puzzle psychanalytique laisse planer un doute sur la spontanéité — ou aspect « écriture automatique » — du récit. N'y a-t-il pas plutôt manipulation consciente du texte et du lecteur par un auteur parfaitement au courant de ses pulsions profondes ? (Ce qui n'enlève rien è la valeur du roman bien entendu).
4. Sans oublier « Speed, jeune homme de mon cœur » in HDF 34 : « Ses yeux s'agrandirent d'horreur et il hurla sous la morsure insoutenable. Il sentit tout son ventre attiré vers l'extérieur, puis un éclair lui cisailla le cerveau. Son moignon phallique roula sur le sol ».
5. Que d'aucuns, impuissants à lire un livre plus loin que le bout de leur nez gluant d'une prétentieuse subjectivité, nomment freudisme de pacotille.
6. A propos de « Super-Jam pour un Noël rouge » (nouvelle de Houssin in l'anthologie de Walther, chez Opta : « Les soleils noirs d'Arcadie ») Sacha Ali Airelle parle du « Triomphe du Cuir Glorieux » (Argon 4). Mais qui est S.A. Airelle ?
7. Deux images répulsives de la mère qui contrastent avec celle de la louve blanche, symbole de la maternité : « La louve blanche était couchée sur le flanc, offrant ses mamelles à sa première portée endormie » (p. 178).
8. Dictionnaire des symboles — Seghers.
9. Walther, Spinrad, Nizan, Elvire... autant de passagers de la Locomotive en rut.
Denis GUIOT
Première parution : 1/12/1975 dans Fiction 264
Mise en ligne le : 2/12/2014