Quatrième de couverture
Lentement, le colonel Filimore essuie avec un mouchoir les verres de ses lunettes, qui n'en ont nul besoin. Il feuillette distraitement quelques papiers posés sur son bureau, et lève enfin les yeux sur le major debout devant lui. L'apparente immobilité du jeune homme dissimule mal une impatience fébrile. Qu'attend donc le colonel pour faire sonner l'alarme ? Depuis ce matin, en effet, l'incroyable est arrivé : une troupe de soldats s'avance vers la citadelle. Elle progresse peu a peu dans le désert. Le colonel n'a qu'à se pencher à la fenêtre pour l'apercevoir. Mais il reste là, sans paraître remarquer l'excitation de ses subordonnés. Du sommet des donjons aux plus reculés des souterrains, Fort-Bastiani vibre de l'extraordinaire nouvelle : « Ils arrivent ! » Une fièvre subite s'est emparée de la garnison cantonnée là depuis des années. L'heure du combat a sonné ! Soldats et officiers s'inventent des exploits dont la renommée parviendra à ceux qui sont restés dans les régions plus civilisées du pays. On saura alors que leur attente n'a pas été vaine. Que le danger d'une invasion était bien réel. Leur existence à tous sera justifiée. Encore faut-il que le colonel se décide à donner l'ordre qu'ils espèrent. Le major demeure immobile, figé dans un règlementaire garde-à-vous. Mais par la fenêtre qui lui fait face, il contemple la mince cohorte noire qui avance à travers les sables. Les Tartares ! Toute sa vie il a souhaité voir apparaître derrière les dunes ces mystérieux envahisseurs. Et le colonel, le dos tourné à cette vision grisante, continue d'essuyer ses lunettes ! Pourquoi cette hésitation ? Un pas précipité retentit alors, un messager haletant et couvert de poussière pénètre brusquement dans la pièce et tend un pli scellé au colonel... A fixer sans trêve un horizon toujours vide, les héros de Buzzati perdent peu à peu le sens de la réalité. Fort Bastiani est en sentinelle sur la fragile frontière qui sépare le rêve et la réalité. Ceux qui y viennent pour quelques mois ne peuvent plus en repartir. Le lecteur à son tour, pris au piège des multiples rebondissements de cette fiction, ne peut qu'à grand peine s'en détacher. La menace qui plane sur la forteresse n'est-elle qu'un mirage ? Paru en 1940, Le Désert des Tartares remportera un immense succès, lors de sa réédition en 1945.
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