Bram STOKER Titre original : Dracula, 1897 Première parution : Angleterre, Londres : Archibald Constable and Co., mai 1897ISFDB Traduction de Lucienne MOLITOR
Le chef-d'oeuvre de l'épouvante raconte l'histoire du comte Dracula, un vampire immortel qui se repaît du sang des vivants et peut les transformer à leur tour en créature démoniaque. Le récit se joue entre l'Angleterre et la Transylvanie au XIXe siècle, notamment dans un château retiré des Carpates.
Jusqu’à présent, que ce soit à l’Édition Française Illustrée, chez Crès ou aux Quatre-Vents, nous n’avons eu, de Dracula, que la traduction de Eve et Lucie Paul-Marguerite. Traduction ? Non, adaptation après amputation et remaniements. Je n’en donnerai qu’un seul exemple. Voici le texte complet :
« Tour à tour mes compagnons de voyage me firent des présents : gousse d’ail, rose sauvage séchée… et je vis parfaitement qu’il n’était pas question de les refuser ; certes ces cadeaux étaient tous plus bizarres les uns que les autres, mais ils me les offrirent avec une simplicité vraiment touchante, en répétant ces gestes mystérieux qu’avaient fait les gens rassemblés devant l’hôtel de Bistriz – le signe de la croix et les deux doigts tendus pour me protéger contre le mauvais œil. »
Voici celui de la précédente version :
« Chacun des voyageurs me pria alors d’accepter un petit présent : des fleurs séchées pour la plupart… »
Sans doute c’est plus élégant, mais tout le sens qu’y avait mis l’auteur, les avertissements répétés que Harker ne comprend pas, parce qu’il ne le peut, est perdu.
Comme se perdirent bien des notations précises, des détails sans importance immédiate pour l’intrigue, mais imbriquant fortement le récit dans un contexte réaliste. Alors qu’un des grands mérites de Dracula est de ne pas être situé dans le vague et l’imprécis, mais bien d’être fortement daté, ancré dans l’univers de la fin du XIXe siècle, avec toutes les conquêtes de l’époque : vapeurs, télégraphe, journal enregistré sur rouleau phonographique et transfusion sanguine, Bram Stoker insérait son conte fantastique au cœur de la réalité quotidienne, opposait à Dracula, le maître des loups, des rats et des chauve-souris, des hommes froids, ennemis du surnaturel et qui doivent renoncer à leur science pour recourir aux seules armes transmises par la tradition.
Il y a plus grave : certaines fois (épisode des trois sœurs), le texte fut bouleversé, la fin précédant le commencement. Le journal de Mina et du docteur Renfield furent rassemblés chacun en un bloc, alors qu’en réalité ils s’interpénètrent, s’expliquent mutuellement, assurent la concomitance et le synchronisme des événements.
Ne jetons pas la pierre aux traductrices, elles obéirent aux impératifs d’édition de l’époque, et De Foe ou Trelawnay ne furent pas mieux traités que Bram Stoker.
Mais, à procéder ainsi, elles ne nous donnèrent que l’armature du récit, la suite des événements, réduisant l’œuvre à une algèbre et une épure, et à la lire, on se demandait comment Oscar Wilde avait pu y voir « peut-être le plus beau roman de tous les temps… »
Voici donc, enfin, la traduction intégrale, plus complète même que l’originale anglaise. En effet, pour la première fois, voici restitué le chapitre initial, que Bram Stoker avait détaché, on ne sait pourquoi, et dont il fit une nouvelle : L’hôte de Dracula. Chapitre nous montrant Harker perdu dans la neige la nuit de Walpurgis, rencontrant les vampires, les loups-garous, suprême avertissement à rebrousser chemin, et sauvé par l’intervention du comte qui, de sa lointaine forteresse, veille sur son hôte.
Et voici enfin le portrait exact de Dracula, qui n’est pas le simple fantoche destiné à nous faire peur, la terreur grimaçante dormant dans son tombeau ; le voici avec sa grandeur royale, sa majesté de grand maudit qui ose défier le monde et veut le dominer.
Dracula n’est pas un vampire de la stricte observance ; l’aube lui enlève ses pouvoirs, mais la lumière ne le tue pas : « s’il ne se trouve pas à l’endroit où il voudrait être, il ne peut s’y rendre qu’à midi, ou au lever et au coucher du soleil » (p. 379). Et il ne lui suffit pas d’une gorgée de sang frais ; il ne borne pas ses désirs à perpétuer sa vie factice et à hanter un coin de terre. Il se souvient de ce qu’il fut :
« Moi qui ait commandé à des peuples entiers et combattu à leur tête pendant des siècles et des siècles » (p. 446).
Ce qu’il menace, c’est la terre entière, comme l’annonce Van Helsing, le seul de ses adversaires qui l’égale tant par l’intelligence que par l’audace :
« En lui le pouvoir de l’intelligence a survécu à la mort physique. Il progresse et certaines choses en lui… ont maintenant atteint leur état adulte. Si nous n’avions pas croisé son chemin, il serait maintenant – et il peut encore l’être si nous échouons – le père ou le guide d’une nouvelle race d’hommes et de femmes qui suivront leur voie dans la Mort, et non pas dans la Vie » (p. 446).
Nul doute que Je suis une légende de Matheson ne soit sorti de cette phrase. Et Dracula est de taille à réaliser son dessein, sa seule faiblesse fut d’être démasqué trop tôt. Avec un peu de répit, que n’eût-il pas accompli ? C’est ce que reconnaît Van Helsing qui s’écrie : « Et cela il l’a fait seul, tout seul, à partir d’un tombeau en ruine, quelque part dans un pays oublié. »
Mais Dracula n’est pas tout entier dans cette image de la puissance. En face de lui l’auteur a dressé sa caricature, le fou qui veut assimiler tant de vie qu’il en devient immortel. Caricature, car il lui manque cette dimension humaine de Dracula, qui aime ses victimes, et le proclame, ou plutôt l’avoue :
« Moi aussi je peux aimer. Vous le savez d’ailleurs parfaitement. Rappelez-vous !… » (p. 99).
Et lorsqu’il s’en prend à Mina, il lui déclare :
« Vous êtes maintenant avec moi, chair de ma chair, sang de mon sang, celle qui va combler tous les désirs et qui, ensuite, sera à jamais ma compagne et la bienfaitrice. Le temps viendra où il vous sera fait réparation : car aucun parmi ces hommes ne pourra vous refuser ce que vous exigerez d’eux » (p. 446).
Et, pour sceller le pacte d’union, après avoir bu le sang de Mina, il la force à boire le sien…
On comprend maintenant l’avis d’Oscar Wilde, comme celui de Ch. Lee : « Dracula… était possédé par une force occulte qui échappait entièrement à son contrôle. C’est le Démon, le tenant en son pouvoir, qui l’obligeait à commettre ces crimes horribles. » Et Van Helsing lutte autant pour Dracula que contre lui.
Il me reste à signaler l’admirable préface de Tony Faivre qui ne se borne pas à étudier l’œuvre de Bram Stoker, mais retrace pour nous toute la légende de Dracula à partir de Vlad Dracul ou Drakula, le féroce capitaine du XVe siècle.
Jacques VAN HERP Première parution : 1/1/1964 Fiction 122 Mise en ligne le : 30/12/2023