J’ai dans mon panthéon personnel deux sortes d’écrivains : ceux dont, suite à une première lecture, je dévore toute l’œuvre aussi vite que possible, à la limite de la pulsion monomaniaque ; on y trouve Phil Dick, Jack Vance, Alfred Van Vogt (preuve que cette pulsion peut conduire à lire n’importe quoi) ou tout récemment Elizabeth Hand ; et ceux dont je garde quelques livres de côté, sorte de réserve à la qualité garantie, et dont je pourrais sortir n’importe quel livre dans un futur proche ou lointain avec l’assurance de passer un bon moment. Ce stock est malheureusement beaucoup plus limité et essentiellement constitué d’ouvrages d’Ursula Le Guin, de Michael Moorcock, de James Ballard et de Christopher Priest.
La femme sans histoires, c’est Alice Stockton, écrivaine récemment divorcée, ayant quitté Londres pour la campagne du sud de l’Angleterre, où elle ne s’est faite qu’une amie, Eleanor Hamilton, une ancienne autrice de livres jeunesse à la retraite, militante pacifiste et écologiste. Mais tout va mal pour Alice : suite à un accident nucléaire en France, la région est irradiée mais le gouvernement cache les informations sur le danger réel ; son dernier livre est bloqué par la censure gouvernementale et Eleanor est assassinée.
Paru dans la sobre collection Présences, créée par Jacques Chambon et préfiguratrice par son contenu de la collection Lunes d’Encre, Une Femme sans histoires est sans doute l’un des livres les moins connus de Christopher Priest et celui le plus proche de la littérature générale. C’est pourtant un roman totalement priestien : situé dans une Angleterre légèrement uchronique, victime d’une catastrophe nucléaire française qui a irradié sa côte sud, au pouvoir autoritaire surveillant de près ses opposants, le roman utilise plusieurs narratrices et un narrateur, aux points de vue divergents voire fantasmés pour nous entrainer dans cette affaire de meurtre d’une ancienne écrivaine, brouillant ainsi la réalité.
« Pour moi, un livre doit avoir l’air de révéler quelque chose de son auteur, on doit avoir l’impression d’y trouver des éléments intimes de la vie de l’écrivain. Mais il faut également qu’il contienne des détails contradictoires qui manipulent la vérité, par exemple un roman écrit par une femme et qui semble authentique, vécu, alors que son personnage central est un homme. » (p105)
Cette phrase tirée d’une lettre de l’écrivaine assassinée est une belle mise en abyme du roman et d’une grande partie de l’œuvre de Christopher Priest : sembler décrire une réalité mais y mettre juste assez de contradictions pour faire douter le lecteur, pour le perturber et le faire s’interroger sur la vérité du récit. Et c’est ce que réussit l’auteur dans Une Femme sans histoires (on remarquera d’ailleurs l’excellent titre français plus ambigu que l’original A Quiet Woman) : un roman sans véritable fin, aux narrations contradictoires, qui laisse au lecteur le choix de l’interpréter. Alors bien sûr, cela ne plaira au lectorat aimant les histoires claires, bien ficelées et à la conclusion définitive, mais ce roman devrait réjouir tous les amateurs de récits sinueux laissant une grande part à l’interprétation.