Et si la solitude devenait impossible ? Si un jour nous ne pouvions plus nous isoler, fermer notre conscience ? Si les pensées, les désirs, les pulsions des autres nous envahissaient à chaque minute, comme des écrans restés allumés ?
Bremen, un mathématicien, a ce terrible pouvoir de divination. Longtemps, son union avec sa femme Gail, comme lui télépathe, lui a servi de bouclier. Mais Gail meurt d'un cancer, et le voilà seul dans le chaos, livré à la neuro-rumeur du monde... De Disneyland aux bas-fonds de Las Vegas, dans le sillage d'un crime dont il est le témoin, Bremen va vivre la plus effrayante odyssée à travers les ténèbres de la société et de l'homme, tout en s'accrochant à ses connaissances de chercheur pour dresser la carte des contrées inconnues de l'esprit.
Le romancier de Nuit d'été nous entraîne, au gré de sa puissante imagination, dans un parcours où la science-fiction et le paranormal, mêlant leurs sortilèges, composent une fable philosophique moderne.
J'ai adoré L'Homme nu, sa beauté et sa tristesse. C'est un authentique chef-d'œuvre.
L'auteur d'Hypérion s'essaie au drame (para)psychologique. Atterrissage réussi.
Le savoir-faire de Dan Simmons est redoutable. Quels que soient les genres auxquels il s 'attaque, son talent en intègre aussitôt toutes les lois, thèmes et ficelles. Cette exceptionnelle faculté de synthèse place chacun de ses livres au rayon des classiques. En science-fiction, l'on oubliera pas de sitôt Hypérion, prodigieux amalgame de mille pages, ou, dans un autre registre, L'échiquier du mal, un thriller fantastique à la Stephen King, à peine moins foisonnant.
Le blues de l'astronaute
Les larmes d'Icare et L'homme nu, ses deux derniers récits traduits en français, confirment la virtuosité du romancier américain. L'on y retrouve sa puissance d'évocation, sa clarté, ses nuances de psychologue scrupuleux. Mais aussi l'impression qu'il suit des traces connues.
Impossible, par exemple, de ne pas évoquer J. G. Ballard en lisant Les larmes d'Icare. Cette histoire de cosmonaute déprimé, qui incarne tous les rêves déçus par l'abandon des grands projets explorateurs de la NASA, fait inévitablement songer à Souvenirs de l'ère spatiale (1982) et autres fables nostalgiques de l'écrivain britanique. Au lyrisme post-atomique de Ballard, Simmons prèfère cependant la narration réaliste. Car son livre n'est pas une anticipation, mais une fiction contemporaine et intimiste. L'on s'émeut volontiers des errances existentielles de son héros arraché du ciel et qui peine à retrouver une place parmi les siens : un fils tombé sous la coupe d'un gourou, d'anciens compagnons de vol aussi désemparés que lui, une jeune et patiente amie dont il ne sait accepter la terrestre complicité. Ce roman désillusionné aurait pu tourner à la complainte ; Dan Simmons en a fait une quête d'identité passionnante.
La solitude du télépathe
Autre voyage initiatique, L'homme nu renoue avec la science-fiction. Ici, c'est avec L'oreille interne (1972), de Robert Silverberg, que la comparaison s'impose. Vingt ans après son aîné et avec une égale sensibilité, Simmons dit l'angoisse d'un télépathe, unique prodige dans la foule des humains normaux. Incapable de se soustraire au terrible bruit de fond que composent toutes les pensées humaines, le héros fuit vers une impossible solitude.
C'est moins l'originalité de Dan Simmons que son efficacité qui impressione le lecteur. Son imaginaire est riche de trop d'influences pour que s'en dégage lisiblement sa propre créativité. Vite propulsé parmi les auteurs à succès, il se maintient sur le podium en produisant à volonté de nouveaux best-sellers qui se dévorent d'une traite. Malgré leur goût de déjà lu.
Gail et Jeremy Bremen forment un couple fusionnel parfait. À la communauté de pensée qu’ils éprouvent au quotidien s’ajoute une communion des corps et des émotions peu habituelle. La symbiose de leur couple échappe pourtant aux conventions sociales, reposant entièrement sur le lien télépathique qu’ils se sont découverts et dont ils ressortent plus forts. En âmes sœurs, leurs esprits affrontent ainsi sans faillir la neuro-rumeur du monde. Un maelström hétéroclite et puissant composé de pensées parasites, de pulsions et de vices inavouables contre lequel ils opposent l’écran inébranlable de leur amour sincère et de leur passion pour la science. Mathématicien, Jerry cherche en effet à donner une forme rationnelle à l’esprit humain, mobilisant toutes les ressources de la physique quantique pour parvenir à ses fins. Dans les moments de doute, il peut compter sur Gail pour le conforter dans ses recherches et le pousser à les poursuivre en dépit des obstacles. Dans les moments de jubilation intense, elle tempère son enthousiasme, lui ramenant les pieds sur terre. Jusqu’au jour où Gail meurt, emportée par une tumeur cérébrale. Jerry devient alors l’homme creux du titre VO, incapable de résister à la vague montante de la neuro-rumeur. Une coquille vide en proie aux idées suicidaires et à la tentation du repli sur soi.
Curieux hybride de hard SF, de roman d’amour et de thriller, Dan Simmons donne libre cours dans L’Hommenu à son goût pour l’introspection psychologique et la spéculation science-fictive. D’aucuns feront sans doute le parallèle avec L’Oreille interne de Rober Silverberg. Toutefois, les réflexions de l’auteur, inspirées en grande partie de la théorie des mondes multiples découlant de l’interprétation de Hugh Everett, ne sont pas sans rappeler aussi celles de L’Œil dansle ciel de Philip K. Dick. Simmons remplace juste la paranoïa cauchemardesque de son illustre prédécesseur par un récit d’amour frappé du sceau du deuil et de l’incomplétude. Cet aspect de L’Homme nu est sans doute le plus réussi. Il permet à l’auteur de dérouler toute la finesse émotionnelle de sa palett d’écriture. Il entremêle hélas la trame scientifico-psychologique à une intrigue, en forme de road-novel, jouant avec les ressorts du suspense. Le procédé confère un aspect hétéroclite au roman, d’autant plus fâcheux que les péripéties du récit paraissent trop fabriquées pour être crédibles. Entre les mafieux italiens, la tueuse en série et les clodos bienveillants, il accumule les clichés avec un aplomb qui ébranle la suspension d’incrédulité la mieux accrochée.
Au bout du compte, L’Homme nu laisse le lecteur dubitatif, partagé entre l’envie d’aimer un roman titillant avantageusement le sense of wonder et la tentation de ricaner devant la faiblesse de ses ressorts dramatiques. Dommage.
Laurent LELEU Première parution : 1/1/2021 Bifrost 101 Mise en ligne le : 21/8/2024