Un « anglais moyen », ayant mené jusque-là une vie heureuse mais étriquée, vit, par une belle nuit étoilée, sur une colline couverte de bruyère des environs de sa ville, une aventure que l'on ne peut qualifier que de « cosmique ». Il est en effet brusquement emporté dans l'espace mais, à la différence des autres voyages spatiaux habituels à la Science-Fiction, il s'agit ici d'un voyage par l'esprit...
Notre héros se retrouve à la fin sur son petit monde d'origine, changé profondément par sa vision hypercosmique qui donne, dans les douloureuses limites qui sont les siennes et les nôtres, sens et beauté à ce qu'il appelle « notre petit grain planétaire » où la science humaine n'est encore « qu'une brume de nombres » et la philosophie « un brouillard de mots ».
Dans ce prodigieux récit à la fois religieux et terriblement matérialiste (dont la lecture-permet de pleinement comprendre Les derniers et les premiers et Les derniers hommes à Londres (Présence du Futur) se trouvent mêlés, pour la première fois, le genre littéraire le plus ancien : la cosmogonie, et le plus moderne : la science-fiction.
Né en 1886 à Liverpool, mort en 1950, Olaf Stapledon, devenu, après des études à Oxford et divers métiers, professeur de philosophie, commença d'écrire à quarante ans passés. S'il connaissait déjà très bien la science, il ignorait tout de la science-fiction, dont il ne soupçonnait même pas l'existence ! Il ne devait s'y intéresser qu'après la seconde guerre mondiale. Il y occupe donc une place à part, en même temps que prépondérante puisque certains spécialistes du genre [Jacques Bergier, Pierre Versins, plus récemment Stan Barets) n'hésitent pas à voir en lui un authentique génie et l'un des plus grands visionnaires de ce siècle.
On pratique peu ce genre, à cheval sur la philosophie historique et la cosmologie. Ce sont surtout les Anglais qui l'ont cultivé. Stapledon évidemment, mais aussi C.S. Lewis (dont Cette Hideuse puissance vient d'être réédité chez le même éditeur ) et Lindsay (Denoël). Mais on peut reconnaître l'un des précurseurs chez le Français De Fontenay avec le fameux Star ou Psi de Cassiopée redécouvert par R. Queneau (in Bâtons chiffres et lettres. Idées) et que Denoël a repris il y a quelque temps. Le texte est doté d'une double caution : l'une des dernières préfaces du regretté J. Bergier et surtout un avant-propos de J.L. Borges. Comme tout ce qu'écrit ce diable d'homme, c'est à la fois génial et paradoxal : on y trouve toujours de quoi repenser ses certitudes les mieux établies. Je ne me donnerai pas le ridicule de parler après lui de cet ouvrage. Je signale néanmoins qu'entre Denoël et Oswald presque toute l'œuvre de cet auteur, que nombre de spécialistes tiennent pour l'un des plus extraordinaires visionnaires anglais depuis W. Blake, est maintenant traduite en français. Déguster à petites gorgées.
Au cours des années 1930, un écrivain anglais s’inscrivant dans les pas de H.G. Wells a, en l’espace d’une poignée de livres, brossé une histoire du futur à l’ambition aussi étonnante que démesurée. Tous sont épuisés depuis belle lurette, et grâces soient rendues à Léo Dhayer d’avoir retraduit le plus vertigineux d’entre eux, Créateur d’étoiles.
Reprenons. Avec Les Derniers et les premiers (1930), Olaf Stapledon a raconté l’histoire de l’humanité, ou plutôt des humanités futures, dix-huit au total, sur la bagatelle de deux milliards d’années. Son pendant, Les Derniers hommes à Londres (1932), voit l’un des derniers humains, dont le monde est en proie aux feux délétères d’un soleil vieillissant, investir l’esprit d’un jeune homme du début du xxe siècle, afin de l’étudier et de l’influencer. Ces livres ne sont pas des romans au sens strict, dans la mesure où l’on aura du mal à y trouver des personnages… à moins de considérer les races humaines successives comme autant de protagonistes. Mais tout le vertige suscité parLes Derniers et les premiers n’est rien en regard de Créateur d’étoiles (1937).
Un soir, peut-être suite à une dispute avec son épouse, le narrateur s’en va prendre l’air sur une colline. De là, son esprit s’élève vers les cieux ; bien vite, le voilà qui explore l’espace et le temps, rencontre d’autres âmes errantes, s’unit avec elles au sein d’esprits de rang supérieur, assiste à la vie de l’Univers, de ses premiers instants jusqu’à sa lointaine fin.
Plusieurs décennies après sa prime parution, de nombreux aspects de Créateur d’étoiles demeurent frappants. À commencer par la précision de l’auteur vis-à-vis connaissances de l’époque : dans sa prose volontiers lyrique, Stapledon reste en phase avec les récentes découvertes du moment en astronomie, qu’il s’agisse de la pluralité des galaxies comme autant d’univers-îles, la fuite d’icelles et l’expansion de l’Univers. À cela s’ajoute une foi constante en l’esprit « humain », que cet esprit appartienne à un homo sapiens ou à quelque créature éloignée dans l’espace et le temps, mais douée de sensibilité et de raison. Au fil des pages, l’auteur fait preuve d’une inventivité folle, pour imaginer la vie partout où elle peut apparaître… ou s’éteindre.
Il y a dans Créateur d’étoiles la matière à des dizaines de romans, et cela fait quatre-vingts ans que la SF les déploie. Interviewé sur ses liens avec Arthur C. Clarke dans notre 102e livraison, Stephen Baxter reconnaissait une manière de dynastie science-fictive, initiée par Wells, poursuivie par Stapledon, puis Clarke. La dette de l’auteur du cycle des « Xeelees » envers Stapledon est flagrante dans des romans commeExultant, Temps et Espace. De ce côté-ci de la Manche, on peut inscrire dans cette continuité le récent La Nuitdu faune de Romain Lucazeau. Avec cette réédition, hautement recommandable pour tous les amateurs de sense of wonder, on ne peut qu’espérer la poursuite de ce déploiement.
Erwann PERCHOC Première parution : 1/10/2022 Bifrost 108 Mise en ligne le : 20/5/2025