Le cauchemar est une réalité tangible. Selon le jour, l'heure, le lieu, la circonstance. Il s'incarne et se désincarne tour à tour aux yeux des humains, déployant un invraisemblable cortège de maléfices. Les dix-huit contes fantastiques de ce recueil l'attestent en suffisance : personne ne peut s'échapper à l'hallucination. Ni le sage ni le dupe. Ni le fort ni le faible. Ni par la raison ni par la logique. Ni par la foi ni par l'incroyance. A moins d'être soi-même, comme Jean Ray, l'appariteur des ténèbres.
« L'oeuvre de Jean Ray est immense. En 1925, il publie les Contes du whisky, des histoires noires et diaboliques où son univers original pointe déjà. En 1932, la Croisière des ombres confirme ce talent : dans deux des nouvelles de ce recueil (la Ruelle ténébreuse et Le Psautier de Mayence), il franchit les lisières du réel et nous fait découvrir la quatrième dimension de notre monde, avec un inoubliable cortège de terreurs et d'abominations.
Son génie visionnaire s'affirme. Il fera de lui l'un des plus grands auteurs fantastiques de ce temps. On a pu le comparer à Lovecraft, cet autre grand génie du siècle, tout aussi singulier et secret. »
(Les Maîtres de l'Etrange, Edition Atlas).
Né en 1887, Jean Raymond Marie de Kremer est mort à Gand, en 1964. Célèbre en Belgique et dans les Pays-bas, bien avant la Seconde guerre Mondiale, sous le nom de John Flanders (il avait déjà publié une œuvre importante, dont plusieurs romans, parfois en français, mais surtout en néerlandais), ce n'est que beaucoup plus tard que la renommée lui vint en France sous le nom de Jean Ray. Parmi ses grandes œuvres publiées sous ce nom, on trouvera, dans cette collection : Visages et choses crépusculaires, La croisière des ombres, La cité de l'indicible peur, Le livre des fantômes, Les contes du whisky, qui seront suivis, entre autres, par Les derniers contes de Canterbury, après le présent Carrousel des maléfices. Nous avons également publié son anthologie La gerbe noire et, dans la série reliée « Néo/Club », les onze premiers volumes de l'intégrale des Aventures de Harry Dickson qui en comportera vingt et un. De John Flanders, cette collection à publié : Visions nocturnes, Visions infernales, La malédiction de Machrood et La neuvaine de l'épouvante.
1 - Mathématiques supérieures, pages 7 à 10, nouvelle 2 - La Tête de monsieur Ramberger, pages 11 à 29, nouvelle 3 - Bonjour, Mr. Jones !, pages 30 à 35, nouvelle 4 - Histoires drôles, pages 36 à 43, recueil de nouvelles 5 - Tête-de-Lune, pages 44 à 56, nouvelle 6 - Le Banc et la porte (De bank en de deur, 1959), pages 57 à 60, nouvelle 7 - Croquemitaine n'est plus... (De Boeman is dod, 1948), pages 61 à 87, nouvelle 8 - Puzzle, pages 88 à 92, nouvelle 9 - L'Envoyée du retour, pages 93 à 96, nouvelle 10 - La Sotie de l'araignée, pages 97 à 104, recueil de nouvelles 11 - Le Beau dimanche, pages 105 à 115, nouvelle 12 - Le "Tessaract", pages 116 à 128, nouvelle 13 - La Sorcière, pages 129 à 142, nouvelle 14 - Les Gens célèbres de Tudor street (Beroemde lui in Tudor Street, 1953), pages 143 à 149, nouvelle 15 - Trois petites vieilles sur un banc (Drie oudevrouwtjes op een bank, 1956), pages 150 à 154, nouvelle 16 - La Conjuration du lundi, pages 155 à 165, nouvelle 17 - Un tour de cochon, pages 166 à 173, nouvelle 18 - Smith..., comme tout le monde..., pages 174 à 179, nouvelle
Ce recueil rassemble nombre de thèmes chers à l’auteur, traités à travers certains de ses meilleurs textes. L’hyper-géométrie sert de toile de fond à « Mathématiques supérieures », « Le Tessaract » et « Smith contre tout le monde ». Un fantastique de facture classique anime « Bonjour M. Jones ! » et « La Sorcière ». Le sordide quotidien s’illustre dans « Le Banc et la porte ». La tête autonome permet différentes variations, comme autant d’exercices de style dans « La Tête de Monsieur Ramberger », ou la tête vivante dans « Histoires drôles », florilège d’historiettes au comique absurde et grinçant. « La Sotie de l’araignée » revient à l’animal cher à Jean Ray depuis Les Contes du whisky (le nectar écossais laissant place pour ce recueil à la chartreuse verte, évoquée plusieurs fois). « Croquemitaine n’est plus », récit au ton flamand qui évoque le peintre James Ensor, est un bel exemple de la manière dont Jean Ray recyclait ses lectures (ici empruntées au Magasin pittoresque).
On retiendra surtout deux nouvelles, « Trois petites vieilles sur un banc », réinterprétation des trois Moires au fil d’un récit terrifiant, et surtout « Tête-de-Lune », probablement l’un des plus beaux textes de Jean Ray, illustration au vitriol de ce que Hegel appelait « le dimanche de la vie », soit l’idéal bourgeois du paradis, fait d’un plantureux déjeuner familial, suivi d’une promenade digestive. Sur le même thème, en mode comique, l’auteur propose également « Le Beau dimanche ».
Dans sa première édition, le recueil est complété par Le formidable secret du pôle, court roman pour la jeunesse signé à l’origine John Flanders. L’intrigue convoque Thulé et l’Atlantide et se place sous les auspices de Jules Verne et de Ridder Haggard, ce dernier donnant son nom à l’un des personnages. Un roman dispensable, qui ne sera d’ailleurs pas repris dans l’édition Alma en 2018.
Xavier MAUMÉJEAN Première parution : 1/7/2017 Bifrost 87 Mise en ligne le : 12/1/2023
Les nouveaux admirateurs de Jean Ray, ceux qui le découvrirent cette année ou l'an passé, ne tarissent pas d'éloges ; les vieux compagnons de vingt ans ne cachent pas un certain désappointement. J'ai partagé cette déception, puis j'ai rouvert le livre, je l'ai relu, bien attentivement, et j'ai compris.
Nous attendions de nouveaux contes dans la lignée du Psautier ou de la Ruelle, de denses récits à l'ombre pétrie de puissances obscures et surhumaines et de mystères cosmiques… Et voici qu'à 77 ans, à l'âge où l'on se répète, ce diable d'homme fait peau neuve, se libère des frontières où l'on pensait l'enfermer et nous donne autre chose. Plus de longs récits mais des contes brefs, parfois de dix lignes, magistraux dans leur brièveté même ; plus, ou peu, de fantastique mais de l'insolite, de la SF, de l'humour noir, des récits troubles et cruels, voire du surréalisme. Jean Ray a voulu montrer qu'il pouvait braconner sur d'autres terres et faire mieux que ceux qui détiennent le droit de chasse. Voici la palette nettoyée et chargée de couleurs nouvelles.
Récits de SF.
Les lecteurs de Fiction connaissent déjà La tête de M. Raanberger. Le Tessaract est un des plus étranges, des plus inquiétants contes concernant la 4e dimension, d'où est issu cet objet (ou cette machine, on ne sait) qui matérialise les rêves des hommes afin de les détruire. Mathématiques supérieures et mélange de SF et d'humour, c'est l'histoire, extrêmement savoureuse, d'un tueur professionnel, bon mathématicien, qui expédie ses victimes dans la 4e dimension. Et puis il y a l'introuvable Formidable secret du pôle, ce récit de la série John Flanders, avec la mystérieuse civilisation de Thulé, et où Jean Ray fait montre d'un métier remarquable dans le suspense.
Fantastique traditionnel.
Têtes de Lune et son criminel prisonnier d'un éternel présent, Trois petites vieilles sur un banc, difficile à classer, aux lisières de l'insolite, un peu comme La conjuration du lundi, tous contes mineurs dans l'œuvre de Jean Ray. Au contraire La sorcière est un de ces contes où l'auteur évoque le démon, d'une façon oblique et terrifiante.
Mais l'humour sarcastique et irrévérencieux ne respecte rien, pas même le diable. On le voit intervenir, un peu ridicule, retiré des affaires, ayant pris l'apparence de Dickens dans les trois récits qui se font suite : Bonjour Mr. Jones, Le banc et la porte et L'envoyée du retour. Il revient également, déguisé en employé du gaz, dans Un tour de cochon, victime d'un héros que l'enfer n'impressionne guère.
Récits insolites et divers.
Ce détachement, cette moquerie discrète de tout ce qui est censé respectable ou effrayant apparaît dans Un beau dimanche et surtout dans la série des courts récits contés très sec, rassemblés dans Histoires drôles etLa sotie de l'araignée. Nous sommes ici à la limite : fantastique ? humour ? insolite ? surréalisme ? C'est tout cela, un peu à la fois. Le surréalisme domine dans Les évadées et Drôle d'histoire, l'humour dans la verve énorme de Soirée de gala, dans des récits grinçants comme La fileuse et Le monstre. Et tous ces récits inclassables, brefs, contés en 15 lignes parfois, étranges et percutants, aux limites de tout, du fantastique, de l'insolite, de la folie : un homme tuant son compagnon car son ombre ressemble à une araignée, une Anglaise collectionnant dans la cire les sosies d'hommes célèbres, un toboggan londonien qui vous descend à la Concorde ou à Rio de Janeiro. Hors pair, le conte atroce de la mouche, où une mouche et une araignée s'entendent pour dévorer un homme.
Ce nouveau Jean Ray déroute un peu ; nous admirons, mais nous regrettons quand même les anciens récits. Jean Ray est le père d'un fantastique nouveau et inimitable, et il est toujours triste de voir un père se détourner de son enfant. Mais il nous reviendra bientôt avec les Contes noirs du golf(26 récits qui ne figurent pas dans la bibliographie établie par Fiction).
Il n'empêche que dans tous les contes du Carrousel, Jean Ray est présent. On retrouve cette attitude de défi face à l'au-delà ; quel que soit le personnage, Dieu ou diable, il en rit. Ce sont là adversaires puissants sans doute, mais que l'on peut affronter. Aucune trace de terreur sacrée, d'angoisse devant le mystère ; ils contemplent la réalité surnaturelle d'un œil lucide, puis ils s'en vont l'étreindre à bras-le-corps.
Cela va même si loin que le paisible épicier de Smith comme tout le monde entreprend, à l'aide des mathématiques, de rendre Dieu fou. Et il y parvient.
Jacques VAN HERP Première parution : 1/10/1964 Fiction 131 Mise en ligne le : 1/12/2023