Wall a quinze ans et pas de soucis : les Hommes Morts s'occupent de lui. Et dans la chambre des rêves, il fréquente assidûment la couche du plaisir. Quand Janine arrive, il sait ce qu'il faut faire : il s'agenouille et se caresse.
Wall est un mystère : comment cet ingénu a-t-il pu naître et grandir dans un astéroïde Heechee en orbite à une demi-année-lumière du soleil ? Et comment une expédition partie de la Grande Porte a-t-elle pu le découvrir ? Robin Broadhead, qui a commandité le voyage, se garde bien de révéler son propre but : arrondir encore son énorme fortune ? conjurer la famine qui menace la Terre ? retrouver Klara, sa bien-aimée perdue dans un trou noir ?
Alors une bataille juridique s'engage : qui empochera le bénéfice de la découverte ? La fièvre qui s'abat sur la planète n'est pas une coïncidence, mais nul ne le sait. Et sur l'astéroïde, les Anciens réveillent le plus vieux. Le destin a été fixé un quart de million d'années plus tôt. Maintenant, il est en marche. Inexorablement.
Frederik Pohl, né en 1919, est un spécialiste des avenirs de cauchemar : on le sait bien depuis L'Ère des Gladiateurs, écrit en collaboration avec C. M Kornbluth. Il a surpris le monde en publiant La Grande Porte, chef-d'oeuvre du space opera moderne : une grande échappée vers les étoiles, et pourtant le cauchemar continue.
Encore une suite ! Celle-là succède à La grande porte,chef-d'œuvre de Pohl et couvert de prix, qui décryptait, par la bouche de Robin Broadhead, la découverte et l'exploration de portes spatiales laissées ici ou là par des Anciens très clarkiens, les Heechee. La grande porte,qui se fermait au nez du lecteur par plus de mystères qu'elle n'en recelait au départ (avec notamment la disparition de la femme de Robin au sein d'un trou noir), tirait sa force de l'existence même de ces mystères trop grands pour l'homme (et aussi de la diabolique aisance brunnerienne de Pohl pour tracer un tableau mi-figue mi-raisin d'un proche futur en crise).
La lecture des Pilotes... déçoit parce que la résolution (partielle) des interrogations se fait évidemment au détriment de la force du récit — mais aussi de sa cohérence. Vous souvenez-vous du Choc des mondes,de Balmer et Wylie ? L'intérêt du roman venait de la linéarité de l'intrigue — de l'annonce de la fin du monde à l'événement annoncé, le sort des survivants restant en suspension. Mais la suite, Après le choc des mondes,se banalisait en décrivant la vie de survivants dont on ne souciait plus, puisque précisément ils avaient survécu.
Il se passe un peu le même phénomène avec Les pilotes de la grande porte,où l'intérêt se disperse en personnages et lignes de récit divergents (Robin, sur Terre, qui suppute, et divers équipages stellaires, qui croient rencontrer les Heechee, mais non, ce ne sont que des produits d'une ancienne expérience de ceux-ci, etc.). Pohl a probablement flairé instinctivement le piège, puisque les pages les mieux senties du livre sont consacrées au lent rétablissement de sa seconde femme, Essie, « reconstruite » après un grave accident : une incidente, pour le moins ! Reste naturellement le talent gouailleur et grave à la fois de l'auteur qui, outre les séquences notées ci-dessus, s'exprime notamment dans l'évocation des émois sexuels du jeune Wan. Mais, alors que L'homme-plus, La grande porte et même Jem étaient à chaque fois des surprises de taille, Les pilotes stagnent au niveau d'un produit bien fini mais qui manque de structure, et pour tout dire de nécessité... A tel point que les quelques pages terminales apportant des lumières sur l'existence et le sort des Heechee (et laissant la « porte » ouverte pour un éventuel troisième volume, d'autant que la pauvre Klara est toujours dans son trou noir...) tombent dans l'indifférence.
Dommage que les suites soient à la mode... Ce livre portera la même étiquette qu'une Fondation foudroyée ou autre 2010 : « Prolongement artificiel à but nettement lucratif ». Dommage, vraiment. Car Pohl donne ici, peut-être, son livre le plus personnel. Tout ce que La Grande Porte avait de traditionnel (structure du récit, nature de l'intrigue, identité des personnages) demeure dans Les pilotes certes, mais s'y trouve emporté par un tourbillon d'une extrême puissance. Pohl se donne ici toute liberté, saute allègrement d'une ligne narrative à une autre, se permet de longs développements théoriques, et c'est tant mieux. Cela surprendra, certainement, là encore : tant mieux. Qu'un vieux routier de la SF se mette à écrire un livre aussi fou est plutôt bon signe, d'autant plus que le succès extraordinaire de La Grande Porte drainera vers Les pilotes une large audience, et qu'un grand nombre de lecteurs découvriront là l'exemple flamboyant d'une SF plus « difficile » mais également fondée sur une « intrigue » tout à fait abordable. J'aurais tendance à classer ce roman magistral au côté d'oeuvres décriées ou passées sous silence : le Zodiacal de Piers Anthony, Destination : videde Frank Herbert, SIVA de Dick, Les contes de Neveryon de Delany, et d'autres, rares, comme Les Yeux Géants de Jeury — tous ces livres que l'on peut qualifier de « grands » car ils n'obéissent qu'à leurs nécessités internes et développent avec une extrême rigueur leurs postulats. Et peu importe s'ils déroutent, peu importe s'ils se vendent mal, peu importe même ce que l'on peut en dire ; le commentaire ou la critique sont, dans ces cas précis, presque inévitablement inadéquats. On parlera de romans ennuyeux, de structure bâclée, de longueurs... La nouveauté est à ce prix.
Quoi qu'il en soit, Les pilotes de la Grande Porte me paraît l'aboutissement logique de la démarche suivie par Pohl depuis Jem. A force de secouer les idées toutes faites et de bousculer les habitudes, Pohl développe une technique de « boxe littéraire » extrêmement au point. Chacun en jugera...
Cité dans les Conseils de lecture / Bibliothèque idéale des oeuvres suivantesJean-Bernard Oms : Top 100 Carnage Mondain (liste parue en 1989) pour la série : La Grande porte