Après une éclipse qui a duré une douzaine de livres, Gallimard réapparaît dans le Rayon Fantastique. On se félicitera de cette rentrée, car elle nous vaut la traduction d'un classique de la science-fiction américaine. De plus, ces « Armuriers d'Isher » comptent au nombre des créations les plus caractéristiques de leur fascinant auteur. Michel Deutsch en présente une très bonne version française, et la couverture s'orne d'un dessin de P.J. Izabelle, qui s'inspire ici agréablement du style de Powers.
L'action se situe dans un avenir éloigné de plusieurs millénaires – plus exactement, en l'année 4784 de l'ère d'Isher. Ce nom d'Isher est celui de la monarchie régnant alors sur le système solaire, et dont l'héritière est l'impératrice Ineelda. Sans être une vraie tyrannie – les monarques absolus ne sont jamais des tyrans chez van Vogt – ce règne se caractérise par une corruption marquée, ainsi que par le mécontentement de certaines classes de la population. Au lieu de raconter un nouveau soulèvement-héroïque-de-l'élite-opprimée, van Vogt postule une sorte d'équilibre entre les dirigeants et les mécontents. Cet équilibre est maintenu grâce aux Armuriers d'Isher, une organisation secrète qui vend à quiconque le désire des moyens de défense, et dont la devise s'énonce par les mots « Être armé, c'est être libre ». Bien entendu, les Armuriers possèdent des moyens scientifiques ignorés de la dynastie régnante, et l'impératrice souhaite leur disparition.
Tel est le fond sur lequel van Vogt développe son récit. Ce fond est progressivement révélé au lecteur, en même temps que sont narrées les aventures du héros. Comme plusieurs autres protagonistes de van Vogt, ce dernier possède des facultés qui sortent de l'ordinaire, et dont il n'a pas clairement conscience au début du récit. Ses pouvoirs jouent un rôle important dans l'enchaînement des événements, et il les découvre pour ainsi dire en même temps que le lecteur. Van Vogt, auquel nous devons déjà le « nexialisme », cette science qui englobe en somme toutes les autres, invente un nouveau mot pour désigner les facultés de Cayle Clark : il les appelle callidétiques (Michel Deutsch a préféré à ce terme celui de callisthéniques). En fait Cayle Clark possède un pouvoir de contrôle sur les lois des probabilités, contrôle qui lui permet, par exemple, de faire facilement fortune au moyen des jeux de hasard.
Bien évidemment, les Armuriers ont l'œil sur lui. Et parmi les Armuriers se dresse l'étrange Robert Hedrock. Robert Hedrock est immortel – il est le seul être au monde à posséder ce don – et il joue, dans ce roman, le rôle d'un meneur de jeu. Il connaît la meilleure façon de réaliser un équilibre entre l'Empire et les Armuriers et, bien qu'il fasse partie de ces derniers, ne souhaite pas leur victoire définitive.
Cependant, Robert Hedrock demeure en général au second plan dans ce récit (il joue un rôle beaucoup plus important dans un autre roman de van Vogt, « The weapon makers », qui constitue un pendant à celui-ci et dont il n'est peut être pas téméraire d'attendre une prochaine traduction française ?). Le véritable héros est Cayle Clark, dont la lente prise de conscience est évoquée avec beaucoup de bonheur. Élevé dans une petite ville où il a fait le désespoir de l'artisan conformiste qu'est son père, Cayle Clark commence par faire figure de provincial dépaysé lorsqu'il arrive dans la Cité Impériale, avant de s'affirmer véritablement.
Parallèlement à cette intrigue principale, van Vogt présente l'évolution spirituelle de Fara Clark, le père de Cayle. Au commencement, il n'a que haine pour ces Armuriers dont les magasins apparaissent soudainement dans les villes les plus diverses de l'empire, et qui représentent à ses yeux l'illégalité et le danger. Petit à petit, il en vient à accepter leur aide lorsqu'il se trouve lui-même en difficulté.
Enfin, un homme du XXe siècle figure dans l'action, un reporter nommé Chris McAllister. Il apparaissait primitivement dans une remarquable nouvelle isolée, intitulée « The seesaw », dont van Vogt a fait ici un élément capital dans le déroulement de son récit. À la suite d'une rupture temporelle entraînée par l'usage d'une arme nouvelle, Chris McAllister fait la connaissance des Armuriers et prête son concours à une expérience hallucinante, dont l'issue est exprimée par le superbe paragraphe terminal du roman :
« Il ne serait pas témoin de la naissance des planètes. Mais il contribuerait à leur genèse. »
Complexe et touffu, ce roman ? Bien entendu. Mais, en même temps, extraordinairement prenant. De tous les auteurs américains de science-fiction, van Vogt est le seul à donner cette impression de création sans cesse en mouvement, d'univers dont il ne connaît lui-même qu'une partie des secrets au moment où il commence à nous en parler. Il y a, dans ces pages, un brassage incessant des idées, qui correspond au rythme rapide de l'action. Il y a des coups de théâtre et des révélations, des renversements de situation et des bouleversements de notions. Comment ne pas partager la stupéfaction de Cayle Clark, lorsqu'il se trouve en face de lui-même, et comment rester impassible devant les siècles que McAllister voit défiler devant lui ? Van Vogt jongle avec l'espace et avec le temps, selon des lois qu'il est le seul à connaître parfaitement – et qu'il révise d'ailleurs fréquemment. Certains le lui ont reproché. Damon Knight, en particulier, lui a consacré le chapitre le plus sévère de « In search of wonder ». On y trouve, à propos du « Monde des non-A », des critiques parfaitement justifiées, au sujet des intrigues aussi bien que sur les personnages ou le fond. Certaines de ces critiques seraient également valables ici.
Et pourtant ! Les romans de van Vogt – et tel est le cas du « Monde des non-A » comme des « Armuriers d'Isher » – constituent une brillante démonstration d'un paradoxe anti-mathématique : celui qui affirme que le tout peut être plus grand que la somme des parties. Car, même en tenant compte des faiblesses du présent roman, il est difficile de ne pas être emporté par le rythme de l'action, de ne pas goûter ce qui est, après tout, une forme contemporaine du conte de fées et du récit surnaturel. L'édifice que nous construit van Vogt fait fi de bien des règles architecturales ; il est même possible qu'il s'écroule après notre passage. Mais, pendant que nous nous y trouvons, et pendant que l'auteur nous guide à travers ses couloirs, nous oublions cela pour goûter sa beauté inhabituelle mais captivante. C'est là une qualité qui compense bien des défauts.