Œuvre fabuleuse s'il en fut que celle entamée avec L'ombre du bourreau, La griffe du demi-dieu, et dont nous parvient maintenant le troisième volet, sur les cinq que doit comporter la saga. Œuvre d'une incroyable densité dont la trame n'apparaît que progressivement, au cours d'une sorte de danse des sept voiles infiniment lente et séduisante.
Comme les deux premiers volumes, L'épée du licteur se présente comme un voyage ; ici. Sèverian le Bourreau se déplace de Thrax jusqu'au château de Baldanders, fuyant toujours, combattant toujours. Je ne suis pas sûr qu'il s'agisse d'un voyage initiatique, comme on a pu le dire. Le récit est en effet présenté comme un souvenir ; l'histoire est déjà close au moment où Séverian raconte, et de brèves digressions vers le futur indiquent discrètement quelle sera la suite des événements, rompant ainsi cet effet de surprise permanent sur lequel reposent les récits initiatiques traditionnels. Non, je crois plutôt que Wolfe s'est servi ici d'une des structures narratives les plus souples qui soient : celle de la chanson de Geste ; je dis « s'est servi », car les choses ne sont pas si simples. En effet, les passages épiques, les digressions et développements qui sont de rigueur dans ce type de récit appartiennent pour la plupart à d'autres genres littéraires, le conte ou la fiction philosophique, par exemple.
Qu'on ne se méprenne pas : je n'essaie pas à toute force d'étiqueter Wolfe, mais plutôt de signaler ce qui, dans le texte même, renvoie à tel ou tel genre, et autorise les lecteurs à découvrir, qui un roman d'heroic-fantasy, qui une parabole, qui une immense fable... Wolfe s'amuse avec les codes, multiplie les surprises, les cassures, les décrochements ; une telle entreprise justifie à elle seule la dimension du Livre du Nouveau Soleil. On ne saisira probablement l'étendue et la richesse de ce travail qu'après la parution du cinquième volume.
Œuvre inclassable, donc, puisqu'elle participe de classes opposées. Mais œuvre d'une extrême pureté, où les images étincèlent comme des cristaux, où les personnages ont l'évidence et le mystère des archétypes, où les situations semblent les étapes logiques d'une hallucination — telle cette scène superbe où Séverian livre combat à l'autarque bicéphale à l'intérieur d'un titan creux, passant d'un œil à l'autre... ou ces îles mobiles et habitées... ou la croissance fragile de Baldanders... L'épée du licteur, c'est aussi un emboîtement vertigineux d'idées qui dépasse de très loin le cadre d'un exotisme de bon ton.
Il resterait beaucoup à dire, sur la façon dont s'opèrent les rencontres, par exemple (la linéarité du récit est apparente), ou sur les métaphores utilisées par Wolfe, ou sur les brefs commentaires portés au sujet des canons littéraires... Mais l'heure n'est pas encore aux bilans, la série est encore en travail. En attendant La citadelle de l'Autarque, on ne peut qu'insister sur la rare jubilation que procure la lecture.
Vraiment un long moment de plaisir subtil...