Robert SILVERBERG Titre original : The Stochastic Man, 1975 Première parution : The Magazine of Fantasy and Science Fiction, d'avril à juin 1975. En volume : États-Unis, New York : Harper & Row, septembre 1975 Traduction de René LATHIÈRE Illustration de Jackie PATERNOSTER
Carjaval est l'homme qui sait absolument tout de l'avenir. Jusqu'à l'heure et la circonstance de sa mort. Il est le prophète de l'homme à venir, l'homme stochastique.
Et il va le prouver à Lew Nüchols qui se croit maître dans l'art de la prévision, de l'accumulation des informations, de la manipulation des statistiques.
En l' entraînant dans un ballet forcené avec la liberté, la nécessité et les probabilités, l'amour, le pouvoir et la mort.
Le Maître du hasard est l'un des chefs-d'œuvre les plus surprenants d'un des plus grands auteurs de la science-fiction américaine, Robert Silverberg.
Critiques
Robert Silverberg a écrit Le Maître du hasard (L'Homme stochastique)quelques années après L'Oreille interne. On retrouve plusieurs similarités entre ces deux romans, soit dans la forme, soit dans le fond. Le roman se déploie par la narration du personnage principal, Lew Nichols. Ce dernier est stochasticien, c'est-à-dire chercheur en probabilités événementielles, statisticien clairvoyant. En travaillant pour le compte de Paul Quinn, politicien charismatique, il lui permet d'accéder au poste de maire de New York. Nichols nourrit l'espoir que Paul Quinn accédera un jour à la Maison Blanche. Le stochasticien, désireux de jouir du pouvoir par procuration, rencontre Martin Carjaval, personnage excentrique voyant l'avenir.
Nichols veut profiter de cette faculté pour influer sur ses projets politiques. Mais contre son attente, la philosophie de Carjaval va bouleverser sa conception du monde, car l'avenir est déjà écrit et ne peut pas être modifié.
La description et l'élaboration de ce futur proche s'appuient principalement sur la nuance. Ainsi, Silverberg construit finement son New York en s'attardant sur des détails qu'il avait déjà esquissés dans L'Oreille interne : les relations sociales, les mœurs, la politique. L'auteur compose en quelque sorte une variation du premier roman ; la lente disparition de l'être au sein d'une masse sociale, disparition qui s'explique par l'importance sociale donnée aux modes (vestimentaire, drogue, nourriture), à la religion ou à l'ethnie plutôt qu'à l'individu. La narration, limitée au cadre new-yorkais, s'oppose littéralement au don de Carjaval. C'est un voyant, certes, mais dont la vision est bornée à son propre champ. Silverberg montre par là que la prescience a ses propres limites. Toujours dans cette optique nuancée, l'auteur met en place un certain décalage en narrant l'histoire passée d'un homme qui voit l'avenir. Cette tension narrative se retrouve dans le personnage. La situation de Lew Nichols rappelle les problèmes de David Selig. Tout deux sont dans l'empêchement d'agir : le premier parce qu'il n'a pas encore le don, le second parce qu'il le perd. Ils ne peuvent ni l'un ni l'autre transformer leur situation malgré leur faculté. Toutefois, Nichols est aussi l'opposé de Selig, comme un miroir antinomique. Son pouvoir naissant est un don que chacun a en soi et contrairement à la télépathie, qui fait accéder au monde intérieur et personnel de l'autre, la prescience montre le futur partagé par tous.
Si la vision est différente, la problématique reste la même : l'histoire d'un homme désabusé, dépassé par le monde qui l'entoure. Carjaval tente d'expliquer à sa manière le « comment » de son don. Mais, il fait l'impasse sur le « pourquoi » de celui-ci. De son côté, Nichols veut trouver un but à cette faculté. Il voit la possibilité « utopique 1 » de guider l'humanité, puis, empêché par le déterminisme, il réduit son désir à « pouvoir regarder l'avenir 2 ». Philosophie d'un désabusement accepté, la prescience permet l'omniscience mais n'autorise pas d'influer sur les événements. L'acceptation de cette prescience déterministe modifie la vision de Nichols. Désormais, l'univers est une « contre-entropie », un univers qui tend vers un but qui n'en est pas un. Dans Les Particules élémentaires,les personnages de Houellebecq étaient résignés, leurs existences annonçant fatalement l'inutilité de l'espèce humaine et sa fin prochaine, alors que dans Le Maître du hasard,le déterminisme n'est finalement pas un obstacle, car si l'homme est un rouage parmi d'autres, il se distingue de ceux-ci parce qu'il en a conscience.
Notes :
1. Silverberg, Robert, Le Maître du hasard, Le livre de poche, 1990, p. 164. 2. Ibid., p. 211.
Voici la version intégrale d'un roman paru dans les n° 263, 264 et 265 de « Fiction » sous le titre « L'œil sur le futur » : chaque livre de Silverberg est un petit événement, car s'il est un écrivain professionnel qui connaît son métier sur le bout des doigts et maîtrise parfaitement son style et ses idées, c'est bien lui.
La stochastique est une science au nom bizarre qui consiste à découvrir le futur dans ses détails et une philosophie visant à soustraire l'homme à la tyrannie du hasard. Sur un thème quasiment identique, avec d'étranges parallélismes, on a pu lire un roman mineur de Philip K. Dick, « Les chaînes de l'avenir »(Le masque Sf 41) paru 10 ans avant le texte de Silverberg qui s'en est sûrement inspiré.
L'intérêt majeur du livre me paraît surtout la description minutieuse de New York en l'an 2000, et des incroyables problèmes socio-politiques que pose son administration. Une ville polluée à 100 pour 100, pleine de crimes et de flambées de guerre civile : Silverberg nous offre là une extrapolation saisissante des impasses de l'urbanisation à outrance.
« L'œil sur le futur » est aussi une réflexion sur le pouvoir, le goût du pouvoir qui vous prend comme une drogue et vous corrompt, ce qu'expliquait déjà Spinrad dans « Jack Barron et l'éternité »(Robert Laffont).
Les dernières pages du livre nous emportent, en une forme superbe, dans une grande fresque apocalyptique, où le héros voit l'avenir du monde et imagine toutes les formes possibles de sa propre mort : un souffle assez inoubliable, et quelques-unes des plus belles pages de la SF contemporaine. Dommage que tout cela se termine en un préchi-précha mystique, un délire religieux plein de Jésus communautaires et de notations fascistes sur l'ordre total et immuable de l'univers, « le bienheureux réconfort de l'ordre pré-établi. » Çacasse tout.