Les enjeux narratifs de
L'Ile des morts[...]
1 Le Sérum de la déesse bleue est avant tout une galerie de personnages
zelazniens que le destin réunit brièvement en fin de roman. On y trouve ainsi Francis Sandow dans son propre rôle ; un jeune télépathe capable de façonner des objets par la seule force de sa pensée (dans
L'Œil de chat, l'un des personnages est ressuscité en pensée) ; une créature télépathe nommée Shind (qui renvoie à Chat et aux
Chindis des Navajos) ; un vieux docteur misanthrope atteint d'une maladie incurable et utilisant la magie de la cryogénisation pour prolonger artificiellement sa vie.
Ces personnages restent cependant en retrait par rapport aux deux protagonistes principaux : H. et le commandant Malacar Miles.
H. — une référence à
Kafka ? — est un étrange pèlerin dont le métabolisme lui permet de guérir toutes les maladies, mais aussi de les propager (un pouvoir qu'il tient en réalité d'une déesse Péi'enne qui l'habite). Lassé d'être traité tantôt comme un messie et tantôt comme un pestiféré, H. finit par renoncer à vouloir se faire comprendre de ses congénères et, rageusement, décide de tous les exterminer en répandant épidémie après épidémie, planète après planète.
Malacar Miles est un ancien militaire. Issu d'un groupe de colonies résistantes, il continue à faire la guerre à l'hégémonie en vigueur, alors que la reddition a été signée depuis longtemps. Refusant la mort de ce pour quoi il se bat, Miles continue le combat même si cela n'a plus aucun sens ; il trouve alors dans la malédiction de H. un moyen potentiel d'exterminer plus efficacement ses ennemis.
Ces deux personnages sont également des parias misanthropes (Malacar Miles est en plus le dernier habitant d'une Terre dévastée). Sans trame narrative forte,
Le Sérum de la déesse bleue ne suit aucune ligne directrice classique ; Roger Zelazny se contente de faire cheminer ses personnages vers leur point de rencontre, une rencontre qui se conclut par un faux dénouement. Ce roman aurait pu être un
space opera d'envergure de mille cinq cents pages, Zelazny n'en livre que le dixième et, quelque part, l'essentiel. Ce qui séduit surtout ici c'est le soin qu'il porte aux émotions de ses personnages, à leurs engagements, à leur acharnement à mener des combats chimériques — on est loin du personnage de Sandow, héros falot d'une science-fiction archétypale. La quincaillerie y est dès lors réduite, même si l'on trouve encore quelques
crapaussignols. Les personnages sont plus matures que la normale, on peut les rapprocher par exemple de ceux de
M. John Harrison et
Iain M. Banks (Malacar Miles se retrouve autant dans le
tegeus-Cromis de
Viriconium que dans les héros post-guerre désabusés du
Sens du vent).
L'Ile des morts,
L'Œil de chat et
Le Sérum de la déesse bleue sont symptomatiques des romans de Roger Zelazny. Auteur apparemment peu attiré par la nature humaine, il semble n'avoir de cesse que de transcender cette condition au travers de ses héros, qui sont télépathes (des échanges de pensées subtils s'opposent à des dialogues parfois ineptes), deviennent des surhommes (habités par des dieux, ils se font pure mythologie), ou défient le Temps et l'Histoire (par la cryogénisation, le voyage stellaire, le terrorisme...). Souvent misanthropes et seuls (mais réunis par l'artifice de la création littéraire), ils sont en prise avec les courants contraires de la création et de la mort. Chacun de ces trois romans se clôt par un
happy end bancal, peu convaincant, comme forcé, comme si l'écrivain voulait défier la mort en laissant ses héros en vie, ou comme si lui-même ne croyait pas qu'au fond une histoire pouvait finir dans la joie et la félicité.
On peut recommander, avec des réserves, chacun des trois romans,
L'Ile des morts pour son importance historique dans la carrière de son auteur,
L'Œil de chat pour la trop rare incursion de la science-fiction en terre indienne qu'il constitue, et
Le Sérum de la déesse bleue pour son charisme passager. Mais au lieu d'une addition de simples romans souvent inaboutis pris indépendamment, l'œuvre de Roger Zelazny semble plutôt devoir être envisagée comme une tapisserie sans fin dont chaque texte ne serait qu'un motif, une mythologie moderne dont le seul objectif serait de défier la mort. L'écriture chez Zelazny prend la forme d'un courant créateur défiant une échéance que celui-ci paraît redouter. Le côté parfois un peu trop
expédié de ses romans acquiert alors une signification particulière si on considère que Zelazny était pressé, trop pressé, d'écrire chaque roman, comme si chaque nouvel acte d'écriture l'éloignait davantage de la mort et de l'oubli.
PS : pour les curieux, signalons que Roger Zelazny avait déjà mis en scène Francis Sandow dans une courte nouvelle anecdotique, «
Lugubre lumière » (
in Galaxie nº 95), face à son fils, emprisonné dans une planète prison de sa création.