OREA
, coll. Les Hypermondes n° 1 Dépôt légal : février 1988, Achevé d'imprimer : 19 février 1988 Réédition Roman, 240 pages, catégorie / prix : 78 F ISBN : 2-907368-00-1 Format : 14,9 x 20,9 cm✅ Genre : Science-Fiction
En 1940 paraît Kallocaïne, une des œuvres les plus originales et exemplaires de la littérature Scandinave, aujourd'hui considérée comme l'une des quatre contre-utopies essentielles, aux côtés de Nous autres de Evgeni Zamiatin, Le Meilleur des Mondes d'Aldous Huxley et 1984 de George Orwell.
Le chimiste Léo Kall, de la «Ville des Chimistes n° 4», est l'inventeur d'un sérum de vérité permettant un contrôle absolu des citoyens de l'État Mondial, déjà soumis à la surveillance perpétuelle de l'Oeil et l'Oreille de la «Police».
Grâce à la Kallocaïne, les pensées les plus secrètes, les convictions les plus profondément enfouies, pourront être dévoilées, analysées.
C'est ainsi que sera découverte l'existence d'une «secte» dont le but est de «créer un esprit nouveau», plus conforme aux aspirations humaines...
Née en 1900 à Jôteborg, Karin Boye appartient à cette génération d'intellectuels humanistes ayant placé quelque espoir dans la construction d'un communisme égalitariste, brutalement confrontés aux réalités de la terreur soviétique et à la mise en pratique en Europe de la doctrine national-socialiste.
Aucune issue possible entre ces deux machines de guerre monstrueuses, alliées dans leur combat pour la domination universelle. Et même si Karin Boye partageait le rare bonheur de vivre dans un pays alors non belligérant, elle choisit de mettre un terme à sa présence dans un monde devenu fou. Un an après avoir publié Kallocaïne, peut-être effrayée de l'approche d'un futur trop conforme à ses craintes, elle se donna la mort, seule, au sommet d'une montagne...
Celle qui parlait avec tant de gravité de la paix, de sa confiance et du mystérieux magnum, franchît ce qu'elle croyait être le seuil d'une évolution ultérieure. L'âme frémissante et l'esprit insatiable que nous retrouvons dans son œuvre fait pressentir et comprendre la possibilité de cette fin qui, somme toute, n'est peut-être pas si tragique que cela.
1 - Francis VALÉRY, Panorama des voyages extraordinaires, utopies et anticipations dans la littérature scandinave des origines à 1940, pages 11 à 33, préface
Critiques
Enfin réédité après quarante ans d'oubli en France, toujours très connu en Scandinavie, ce roman suédois prend place parmi les grandes contre-utopies du 20e siècle : Nous Autres, Le Meilleur des Mondes, 1984. Comme dans les deux premières, l'auteur nous présente au travers des yeux d'un de ses membres une société scientiste, dictatoriale, déshumanisée qui vit au rythme de la division du travail avec ses villes de chimistes ou de cordonniers. Léo Kall est chimiste, partisan convaincu et naïf du régime, et son invention, qui donne son titre au livre, permettra une nouvelle étape dans l'évolution de l'Etat Mondial en dévoilant à la police les pensées les plus secrètes de ses citoyens.
Boye, seule femme dans notre quarteron de contre-utopistes (Zamiatine, Huxley, Orwell), innove dans les rapports sentimentaux de son héros : ce n'est pas une liaison sexuelle illégale qui va lui ouvrir les portes de la révolte ; au contraire son épouse légitime échoue à le faire revenir à des sentiments humains, et il ne se révolte jamais, si ce n'est contre les imperfections d'un système qui accueille son invention avec méfiance, car on se rend compte que la franchise totale des aveux enverrait trop de gens en prison pour que le système puisse fonctionner (Orwell surmontera ce dilemme avec l'invention de la double pensée). Rédigé de ce point de vue inhabituel, le roman est une réussite littéraire autant que politique.
Deux éditions françaises du livre se disputent en ce moment les faveurs des acheteurs. La traduction est la même, inchangée depuis les années quarante. Celle donnée en référence coûte 20 FF de moins et comporte en prime un panorama des anticipations scandinaves jusqu'en 1940, et je ne saurais trop la recommander.
Kallocaïne, de la Suédoise Karin Boye, est une dystopie classique, dans la lignée de Nous autres et du Meilleur des mondes, et antérieure à 1984. On y retrouve les ingrédients essentiels du genre, sans doute d’autant mieux intégrés qu’ils se fondent sur ce que l’auteure avait pu discerner lors de voyages dans l’URSS stalinienne et l’Allemagne nazie.
Elle y décrit donc, de l’intérieur, un prétendu « État Mondial », avec ses cohortes de camarades-soldats dociles et même volontaires. Un État totalitaire, donc, tellement paranoïaque qu’il en devient autophage, tellement cauchemardesque qu’il en devient presque drôle – horriblement – à l’occasion.
Karin Boye met notamment l’accent sur la thématique de la surveillance – des caméras et micros dans les appartements anticipent Big Brother, mais l’essentiel réside surtout dans la délation généralisée, des époux entre eux, des subordonnés par rapport à leurs chefs ou le contraire… Elle a cependant un corollaire essentiel, qui fournit la matière du roman : la kallocaïne, drogue inventée par le médiocre (mais ambitieux) chimiste Leo Kall, de la Ville de Chimie n° 4, narrateur du roman – un sérum de vérité ultime qui force à tout déballer, douloureusement et en pleine conscience.
C’est ainsi que le petit chimiste devient auxiliaire de police, tandis que sa solution miracle révèle toujours plus de « traîtres ». Son supérieur, l’ambigu Rissen, le lui a assez répété : dans l’État Mondial, tout le monde a par essence quelque chose à se reprocher. Peu importe si les « traîtres », ici, ne sont guère des résistants/terroristes en lutte ouverte contre la machine totalitaire ; ces rêveurs, ces « fous », se contentent la plupart du temps d’entrevoir, via des rites ou des mythes abscons, la possibilité bien timide d’un autre monde guère moins intrusif. Mais ces détails suffisent…
Leo Kall est pleinement convaincu du bien-fondé de l’État Mondial. « L’humanité », à ses yeux, n’a rien d’un critère pertinent : seuls comptent le dévouement et le sacrifice pour le bien commun ; les camarades-soldats sont des outils au service d’une entité qui les englobe et les dépasse, et on ne saurait concevoir autre chose – rien en tout cas qu’on puisse qualifier de « civilisation ». Les conséquences de l’usage de la kallocaïne pèseront bien sur lui, sans surprise, l’amenant à très vaguement « douter »… Mais c’est en fin de compte dans le peu, le quasi rien de sphère privée qui demeure dans cette société cauchemardesque, que se jouera le roman – la suspicion de Leo Kall quant aux sentiments réels de son épouse Linda n’ayant finalement pas grand-chose à envier à la brutalité policière de l’État Mondial.
Le propos final est peut-être plus ou moins convaincant, à cet égard du moins, mais le roman dans son ensemble est d’une force indéniable. Le portrait que dresse Karin Boye de cette société totalitaire glace le sang, en se montrant habile et convaincant, crédible, enfin, jusque dans son outrance ; l’urgence de 1940 rendait sans doute le roman d’une actualité brûlante… mais, hélas, il n’a sans doute rien perdu de sa portée aujourd’hui. Réédition bienvenue d’un excellent roman, à redécouvrir.
Bertrand BONNET Première parution : 1/4/2016 Bifrost 82 Mise en ligne le : 16/8/2022