BRAGELONNE
(Paris, France), coll. Le Mois du Cuivre / Steampunk Dépôt légal : février 2018 Retirage Roman, 480 pages, catégorie / prix : 25 € ISBN : 979-10-281-1027-7 Format : 15,3 x 23,8 cm Genre : Science-Fiction
Lorsque le professeur Brendan Doyle accepte de donner une conférence sur le poète anglais Coleridge, il est loin d'imaginer qu'il ne va pas tarder à le rencontrer en personne... en 1810 ! Car après avoir accepté l'offre d'un millionnaire ayant percé les mystères du voyage dans le temps, le voilà plongé dans une aventure rocambolesque, traversant un Londres peuplé de bohémiens, de mendiants douteux et de sorciers terrifiants, tel ce clown macabre qui règne sur le monde souterrain. Et pour couronner le tout, Doyle ne peut revenir à son époque, à moins de déjouer les plans malfaisants de mages égyptiens qui veulent ramener leurs anciens dieux à la vie. Mais osera-t-il prendre le risque de changer le cours de l'Histoire ?
Tim Powers est né en 1952 aux États-Unis. Ami intime de Philip K. Dick, inventeur du steampunk, génie de l’histoire occulte, son art du suspense, sa fougue picaresque et son humour ont conquis un vaste public. Il a obtenu le prix Apollo pour Les Voies d’Anubis, ainsi que plusieurs World Fantasy Awards et Locus Awards. Il vit en Californie.
Tout amateur de S-F ou affilié se trouve un jour confronté à cette question, d'ailleurs souvent plus motivée par une politesse contrainte que par un réel intérêt : « Et toi... qu'est-ce que tu me conseillerais dans le genre ? »
Et invariablement, ma réponse est : « Les Voies d'Anubis, de Tim Powers. » Car ce qui m'importe en pareilles circonstances, c'est d'aller droit à l'essentiel du genre. C'est de faire toucher du doigt aux curieux ce qui en fait la spécificité : ce fameux sense of wonder. Et rarement un roman ne vous y a immergé aussi complètement.
Ce pavé, paru chez nous en 1983, va nous entraîner dans une spirale d'intrigues obscures qui se résoudront — pour le meilleur et pour le pire — dans un double paradoxe temporel d'une rare élégance.
Tout commence donc avec Brendan Doyle, spécialiste de la littérature anglaise du XIXe siècle, qui accepte l'offre insolite de J. Cochran Darrow. Ce milliardaire tyrannique et génial, atteint d'un mal presque incurable, a trouvé un moyen inédit de financer son traitement. Il va organiser des voyages dans le temps. Le « vol inaugural » doit avoir lieu à destination d'une morne soirée de 1810, dans une taverne londonienne où le grand Coleridge a donné une importante conférence. Doyle sera le guide de la poignée de riches touristes venus tenter l'expérience. Lui-même n'est pas un admirateur inconditionnel de Coleridge, et l'aspect moralement discutable de l'entreprise l'embarrasse. Toutefois, il sait qu'un autre auteur a assisté à cette conférence, un auteur pour lequel il nourrit un grand intérêt : l'énigmatique William Ashbless. C'est pour Doyle une occasion inespérée de dissiper un peu du mystère qui plane autour de ce poète américain, expatrié en Angleterre, et sur qui on ne sait quasi rien.
Pourtant, au soir dit, Ashbless ne se montre pas. Déçu, mais sa mission accomplie, Doyle se prépare à regagner son temps lorsqu'il est enlevé par une bande de bohémiens. Prisonnier de ce siècle qu'il connaît bien mais qui n'est pas le sien, perdu et sans but, il va entreprendre de partir à la recherche de son idole littéraire, sans savoir qu'il s'immisce dans une guerre secrète presque millénaire.
Prémices classiques, mais menées à train d'enfer. Presque évacuées, pour finalement nous plonger dans cette intrigue bourbeuse, où sociétés secrètes, cultes anciens et voyageurs temporels se livrent une bataille sans merci. Avec une évidente jubilation, Tim Powers réinvestit l'imaginaire de ce siècle victorien. Derrière la rigueur morale se cache l'abjection, la misère crasse et le terreau de croyances millénaires qui irriguent la société toute entière. C'est là, entre l'ignorance et les savoirs séculaires, que le personnage de Doyle va évoluer, et nous entraîner dans les rues qu'arpentent des catins qui s'allongent pour un verre de gin, des tires-laines et des tires-lames, mais aussi des bohémiens-pharaons, des gentlemen-thaumaturges et des hommes-loups. Tout ce monde se croisant dans un chaos fulminant, au centre duquel se retrouvent Doyle, en candide brinquebalé et l'insaisissable William Ashbless, qui entame ici un parcours littéraire à rebours passablement inédit dans la littérature américaine, comme l'explique parfaitement Xavier Mauméjean dans son article en fin du présent guide de lecture.
De cette soupe primordiale, Tim Powers tire un esprit du merveilleux. Avec un incontestable talent de conteur, il touche à l'essentiel même du genre, tout en posant les bases de son œuvre future. On y retrouve ses thématiques privilégiées : l'histoire secrète, le mysticisme — à défaut du religieux — , et la tentative de dessiner les contours de cette zone d'accrétion où superstitions et matérialisme se rencontrent pour influer sur notre monde. S'y met aussi en place la mécanique récurrente de son travail de romancier : investir une période historique porteuse d'images fortes, pour la relire entre les lignes. On sait depuis que la recette, pour fructueuse qu'elle soit, donnera des résultats inégaux, mais ici, dans Les Voies d'Anubis, elle offre le meilleur d'elle-même.
Alors qu'on ne s'y trompe pas ! Nous ne sommes pas en présence d'un roman steampunk. Plutôt le produit d'une rencontre improbable entre Charles Dickens et Alan Moore, et sur laquelle planerait l'ombre menaçante d'Aleister Crowley. J'ajoute que les amateurs avides de ne pas quitter trop vite cet univers fascinant, et qui seront assez persévérants pour partir à la chasse à l'incunable, pourront avec profit et bonheur en retrouver le parfum dans deux autres romans : Machines Infernales de K. W. Jeter, et le tout autant réussi Homunculus de James P. Blaylock. Le cousinage n'est pas fortuit, les trois auteurs étant amis de longue date, c'est à dessein qu'ils ont écrit sur un thème identique, se livrant même à une compétition amicale. Une compétition remportée toutefois, et haut la main, par Les Voies d'Anubis.
Vous souvenez-vous d'Un fils de Prométhée, une nouvelle qui figurait dans Les insolites de René Sussan (Présence du futur) ? L'auteur y réécrivait l'histoire, sans en changer les faits connus, mais en donnant une explication étrange à leurs origines. C'est aussi ce que s'est amusé à faire Tim Powers, sur une plus longue distance puisque son roman est un gros pavé.
L'universitaire Brendan Doyle est engagé pour une excursion d'un genre peu commun : son groupe doit en effet se rendre dans le Londres de 1810, pour assister à une conférence de Coleridge. Mais il se retrouve bloqué dans ce siècle, kidnappé par le très inquiétant Docteur Romany... Le XIXe n'était pas un siècle de tout repos, surtout dans l'East End londonien, au milieu de la misère grouillante ! Entre Horrabin, le clown-sorcier-chef de bande d'une partie des clochards de Londres, les Docteurs Romany et Romanelli, eux aussi sorciers, et un loup-garou prénommé Joe qui a la possibilité de changer de corps à volonté, les dangers de manquent pas... Les péripéties non plus, d'ailleurs : le roman va de rebondissement en rebondissement sans défaillir. Doyle passe brièvement dans le Londres de 1685, puis regagne l'Égypte de 1811, clef de tous les problèmes. C'est que les adeptes des anciens dieux d'Égypte ne sont pas tous disparus, et qu'ils luttent pour rétablir le règne d'Anubis sur la Terre. Mais la structure de l'Histoire est solide, et aucune de leurs tentatives n'aboutira : certes l'Histoire ne ressemble pas à ce que l'on croyait, mais les résultats apparents sont les mêmes !
Coleridge, Lord Byron, Muhammad-Ali, sont quelques-uns des figures historiques jouant un rôle dans ce roman délirant, qui s'amuse avec les légendes et la vérité, mêle les voyages temporels à la magie, glisse des traits d'humour dans les moments les plus désespérés, brouille les pistes de la SF, du fantastique et de la fantasy ! Des passages comme celui de la présentation des catacombes d'Horrabin (digne d'un Victor Hugo), ou comme celui de ce que Coleridge prend pour un délire sous opium, valent réellement le détour. Nul doute qu'on ait là une œuvre majeure, d'un genre très spécial !