Tout n'est plus que transparence, on nous le répète assez. Les Cosaques, les Yankees vont la main dans la main avec pour seule ogive celle d'un arc-en-ciel... Cependant, il est une autre Amérique que James Morrow, rechignant à la cantonner dans la complexité d'univers parallèles, décrit à moins de dix années d'ici : 1995. Une Amérique différente, mais familière à qui se souviendra de la guerre froide modèle 50, et de ces sixties moins dorées qu'on persiste à les dire.
Dans son clip pour les tenues de Protection Autonome de Survie Post-Atomique, le Secrétaire-Adjoint à la Défense Robert Wengernook synthétise à merveille la logique de ces Etats qu'unissent le goût du commerce et la peur de la guerre : « La clé de notre sécurité, c'est la dissuasion. La clé de la dissuasion, c'est la protection civile. Et la clé de la protection civile, c'est une nouvelle technologie mise au point par les Entreprises eschatologiques... » Ainsi va se réaliser temporairement le rêve d'une Amérique blanche, arpentée de millions de patriotes que protègent civilement leurs combinaisons paspas immaculées. Jusqu'à cette fulgurance qui, vraiment, n'a rien d'un arc-en-ciel : sale coup pour le commerce. Et non moins mauvaise blague pour ceux-là qui devaient naître, qui auraient fait l'humanité future : les voici non-admis, renvoyés à jamais dans les limbes du néant. A jamais ? Ce serait trop beau pour les exécuteurs du monde, qu'on les nomme politiques, militaires, technologues ou prêcheurs. Et Morrow, démiurge de tous les possibles, donne vie à ces non-admis, humanité en creux, le temps d'un roman fou et désabusé.
Hantise du désastre, mesquinerie ordinaire, idéaux fracassés, il y a tout cela dans l'Amérique de Morrow, et davantage encore. Pour qui veut tout savoir de la gravure des pierres tombales, de la fragilité des tarentules, du vol des grands vautours, d'une boutique voyageuse où recréer le passé, des secrets du Pôle Sud, de la culture d'oranges à bord des sous-marins et d'images sur verre qu'avaient peintes le très grand Léonard de Vinci, il faut se transporter en 1995 : année fictive, lieu géométrique de l'histoire du monde et de sa disparition. Tout cela pour comprendre qu'il y a peu de différence entre la fable et le présage, entre James Morrow et la démesure époustouflante du baroque.
Alain DARTEVELLE
Première parution : 1/6/1988 dans Fiction 398
Mise en ligne le : 25/10/2002