Robert Silverberg, né à New York en 1935, est une des grandes figures de la science-fiction américaine. Auteur d'une œuvre impressionnante sur le double plan de la quantité et de la qualité, aussi à l'aise dans le roman (il en a une centaine à son actif, dont une bonne vingtaine de chefs-d'œuvre) que dans la nouvelle, il jouit aujourd'hui d'une notoriété et d'une considération égales à celles d'un Bradbury ou d'un Asimov, avec qui il a conjugué son talent pour l'écriture de trois romans.
Comment va se comporter ce musicien maudit projeté de son XVIIIe siècle dans le futur grâce à un « harpon » temporel ? Et cet homme surgi par accident d'un univers parallèle pour se substituer à son (presque) double ? Et cet informaticien qui, dans une ambiance de guerre froide, a voué son ordinateur à la création d'une armée d'anges virtuels ?
Ce troisième des quatre volumes rassemblant plus ou moins dans l'ordre de leur composition les nouvelles les plus significatives d'une œuvre qui en compte près d'un millier — choisies et présentées par l'auteur, qui a écrit une introduction pour chacune d'entre elles — couvre les années 1981-1987. Une période où Silverberg renaît d'un silence de cinq ans et cède, malgré ce qu'il lui « en coûte de sueur et de tracas », à « la nécessité de (se) mesurer aux exigences rigoureuses de la forme courte ». Car, dit-il, « mon karma le veut ainsi (...) si j'ai écrit toutes ces histoires, c'est surtout parce qu'il m'était imposssible de ne pas les écrire ».
Dans cette « manière d'autobiographie par le détour de la fiction », on pourra donc non seulement suivre le parcours d'un auteur-phare du domaine, mais revisiter sous un angle original l'histoire de toute la S.-F. moderne.
1 - Introduction, pages 9 à 14, introduction, trad. Jacques CHAMBON 2 - Un millier de pas sur la via Dolorosa (A Thousand Paces Along the Via Dolorosa, 1981), pages 15 à 39, nouvelle, trad. Pierre-Paul DURASTANTI 3 - Comment on s'amuse à Pelpel (How They Pass the Time in Pelpel, 1981), pages 40 à 55, nouvelle, trad. Jacques CHAMBON 4 - Le Palais de minuit (The Palace at Midnight, 1981), pages 56 à 71, nouvelle, trad. Michel DEUTSCH rév. Pierre-Paul DURASTANTI 5 - L'Homme qui flottait dans le temps (The Man Who Floated in Time, 1982), pages 72 à 83, nouvelle, trad. Jacques CHAMBON 6 - Gianni (Gianni, 1982), pages 84 à 106, nouvelle, trad. Jacques CHAMBON 7 - Le Pape des chimpanzés (The Pope of the Chimps, 1982), pages 107 à 126, nouvelle, trad. Iawa TATE rév. Pierre-Paul DURASTANTI 8 - Le Cocktail congloméroïde (At the Conglomeroid Cocktail Party, 1982), pages 127 à 137, nouvelle, trad. Jacques CHAMBON 9 - Le Problème de Sempoanga (The Trouble with Sempoanga, 1982), pages 138 à 148, nouvelle, trad. Pierre-Paul DURASTANTI 10 - L'Amant de Jennifer (Jennifer's Lover, 1982), pages 149 à 168, nouvelle, trad. Jacques CHAMBON 11 - Pas notre frère (Not Our Brother, 1982), pages 169 à 190, nouvelle, trad. Pierre K. REY rév. Pierre-Paul DURASTANTI 12 - Une aiguille dans une meule de temps (Needle in a Timestack, 1983), pages 191 à 209, nouvelle, trad. Pierre K. REY rév. Pierre-Paul DURASTANTI 13 - La Substitution (The Changeling, 1982), pages 210 à 232, nouvelle, trad. Jacques CHAMBON 14 - Le Chemin du retour (Homefaring, 1983), pages 233 à 294, nouvelle, trad. Claire FARGEOT rév. Pierre-Paul DURASTANTI 15 - Basileus (Basileus, 1983), pages 295 à 316, nouvelle, trad. Hélène COLLON 16 - Pavane dans le flot du temps (Dancers in the Time-Flux, 1983), pages 317 à 336, nouvelle, trad. Pierre K. REY rév. Pierre-Paul DURASTANTI 17 - Porte de corne, porte d'ivoire (Gate of Horn, Gate of Ivory, 1984), pages 337 à 344, nouvelle, trad. Pierre-Paul DURASTANTI 18 - Amanda et l'extraterrestre (Amanda and the Alien, 1983), pages 345 à 362, nouvelle, trad. Pierre K. REY rév. Pierre-Paul DURASTANTI 19 - Serpent et océan, océan et serpent (The Affair / Snake and Ocean, Ocean and Snake, 1984), pages 363 à 384, nouvelle, trad. Pierre K. REY rév. Pierre-Paul DURASTANTI 20 - Échanges touristiques (Tourist Trade, 1984), pages 385 à 417, nouvelle, trad. Hélène COLLON 21 - Multiples (Multiples, 1983), pages 418 à 438, nouvelle, trad. Pierre K. REY rév. Pierre-Paul DURASTANTI 22 - Contre Babylone (Against Babylon, 1986), pages 439 à 462, nouvelle, trad. Pierre K. REY rév. Jacques CHAMBON 23 - Symbiote (Symbiont, 1985), pages 463 à 485, nouvelle, trad. Jacques CHAMBON 24 - Voile vers Byzance (Sailing to Byzantium, 1985), pages 486 à 549, nouvelle, trad. Pierre-Paul DURASTANTI 25 - Lever de soleil sur Pluton (Sunrise on Pluto, 1985), pages 550 à 561, nouvelle, trad. Pierre-Paul DURASTANTI 26 - Hardware (Hardware, 1987), pages 562 à 573, nouvelle, trad. Hélène COLLON 27 - Les Éléphants d'Hannibal (Hannibal's Elephants, 1988), pages 574 à 601, nouvelle, trad. Hélène COLLON 28 - Voir sans yeux (Blindsight, 1986), pages 602 à 626, nouvelle, trad. Hélène COLLON 29 - Le Rémissionnaire (The Pardoner's Tale, 1987), pages 627 à 652, nouvelle, trad. Jacques CHAMBON 30 - L'Étoile de fer (The Iron Star, 1987), pages 653 à 677, nouvelle, trad. Frédéric LASAYGUES rév. Pierre-Paul DURASTANTI 31 - La Compagne secrète (The Secret Sharer, 1987), pages 678 à 750, nouvelle, trad. Jacques CHAMBON 32 - (non mentionné), Bibliographie, pages 751 à 754, bibliographie
Critiques
Monstre sacré de la S-F, Robert Silverberg excelle surtout dans le domaine de la nouvelle, difficile exercice dans lequel il fait mouche quasiment à chaque coup. Impeccablement éditée par le regretté Jacques Chambon dans la collection « Imagine » chez Flammarion, l'intégrale des nouvelles de Silverberg s'enrichit d'un troisième tome plus fouillé, intitulé Voile vers Byzance (un quatrième, et peut-être même un cinquième devraient suivre). On y retrouve les thèmes chers à l'auteur, avec une introduction explicative (longue et spécialement rédigée pour l'occasion) qui présente chaque nouvelle : voyages dans le temps, nature de la réalité, mythes anciens, rituels magiques ancrés dans une réalité moderne, folie, délire onirique, et même (c'est une première) une touche de cyberpunk.
Autant dire que cet épais volume fait presque office de catalogue, mais un catalogue d'excellente tenue. Témoin, la vertigineuse nouvelle « Le Chemin du retour », qui met en scène des chercheurs capables de projeter l'esprit d'un cobaye vers l'avenir. Seul problème, cet esprit se « matérialisera » dans l'esprit d'un homme du futur, au risque de le perturber. Mais quand la machine s'enraye et dépasse la cible de quelques millions d'années, le cobaye se retrouve dans la peau d'un représentant de l'espèce qui a succédé à l'humanité : Un homard géant, intelligent et philosophe, bien décidé à comprendre ce qu'implique la présence d'un étranger dans son cerveau. Littéralement incroyable, humaniste, généreuse et inquiétante, cette nouvelle est un modèle du genre. Autre chef-d'œuvre, le génial « La Compagne secrète », (un hommage appuyé au Compagnon secret de Conrad) texte fluide dans lequel un capitaine de cargo interstellaire cohabite avec une « matrice » (eh oui, déjà), à savoir l'esprit d'une femme « téléchargée », stockée dans le vaisseau, en attente d'être « re-téléchargée » dans un nouveau corps. Un exemple de schizophrénie volontaire, superbe de poésie et d'intelligence.
Au final, on découvrira une trentaine de nouvelles, dont quelques-unes inédites, pour un voyage fascinant et indispensable, ni plus ni moins.
Voici le troisième volume des nouvelles de Silverberg, ou plutôt d'une sélection chronologique des nouvelles de Silverberg — les inclure toutes sortirait du champ de l'édition raisonnable ! Cette tranche correspond à deux recueils américains et demi, et couvre les années suivant le retour de Silverberg au texte court en 1980. Par rapport aux recueils français, on notera que celui-ci reprend les trois quarts de Pavane au fil du tempset de Compagnons secrets, et la moitié des Éléphants d'Hannibal. Ajouter sources diverses et inédits pour arriver à trente nouvelles et récits. Tous dans des traductions révisées, et fort agréables à lire. Tous précédés d'une présentation de l'auteur qui les remet dans le contexte de sa carrière et de ses interactions avec ceux qui le publient, en particulier Alice Turner, de Playboy.
Pour toutes ces raisons, même le connaisseur de Silverberg voudra ce volume. Mais quid du contenu ? On peut avoir une réticence vis-à-vis de l'œuvre silverberguienne : l'impression que l'on s'embarque dans une opulente limousine qui absorbe toutes les aspérités de la route, que l'insolente aisance de l'écriture ne fait que refléter un monde de luxe blasé comme celui du Cocktail Congloméroïde (où la seule préoccupation des personnages est la forme chimérique qu'ils pourront faire adopter à leur corps) ou de Voile vers Byzance (où les citoyens du Le siècle passent leur temps en un infini tourisme). On retrouve d'ailleurs plusieurs fois comme protagoniste un touriste américain isolé à l'étranger (Un Millier de pas sur la Via Dolorosa, Comment on s'amuse à Pelpel, Pas notre frère, Le Problème de Sempoanga). Mais on aurait mauvaise grâce à reprocher à Silverberg son talent, ni de s'être tourné vers une thématique plus personnelle, marquée par les relations amoureuses, qui peut lasser le lecteur adolescent, mais s'ajuste parfaitement à l'âge de l'auteur !
Autres motifs récurrents : le voyage dans le temps, souvent sous forme de la projection d'un personnage de notre présent dans un futur lointain (Voile vers Byzance, Le Chemin du Retour, Pavane dans le flot du temps, Porte de corne, porte d'ivoire) et le contact mental, soit avec une entité divine, soit avec un autre être pensant (Compagne secrète, Le Chemin du Retour). On rejoint sur ce point les chefs-d'œuvre romanesques que furent Le Temps des changementset L'Oreille interne (Serpent et océan, océan et serpent, récit de la liaison extra-maritale et mentale de deux télépathes, est comme une version optimiste de L'Oreille interne). Les deux thématiques se marient parfois à merveille, comme dans L'Amant de Jennifer ou Une aiguille dans une meule de temps, où les protagonistes luttent pour préserver leur couple, que les modifications du passé menacent de n'avoir jamais existé. Bien d'autres éléments sont présents, naturellement, comme des variations plus ou moins transfigurées des évolutions sociales californiennes.
On notera qu'à mesure du temps qui passe, Silverberg, très attaché à son image de professionnel super-compétent, s'essaye à nouveau à tous les types de SF, et donne même des textes de hard science (Lever de soleil sur Pluton, Hardware, Étoile de fer), déviant éventuellement vers l'humour noir ou le commentaire moral narquois. Mais on trouvera aussi des séquelles d'une guerre de l'espace (Symbiote), un texte cyberpunk (Le Rémissionnaire), une histoire d'espionnage retorse (Voir sans yeux), une comédie cruelle (Amanda et l'extra-terrestre). En bouclant sa boucle, Silverberg reflète l'évolution de la SF américaine. On attend donc avec impatience (s'il se trouve quelqu'un pour poursuivre l'œuvre entreprise par le regretté Jacques Chambon) le volume 4 où nous (re)découvririons le Silverberg des années 90, auteur d'uchronies magnifiquement érudites...