La Terre a été prise « en photo » depuis l'espace. Les mystérieux visiteurs sont-ils sur cet artefact découvert dans notre système solaire ? Le vaisseau Thésée part en mission. À son bord, cinq membres d'équipage recrutés avec soin : une linguiste aux personnalités multiples, un biologiste qui s'interface aux machines, une militaire pacifiste et un observateur, Siri Keeton, capable de déchiffrer à la perfection le langage corporel de ses interlocuteurs. Leur commandant est lui aussi bien étrange : c'est un homo vampiris, autrement dit, un vampire aux facultés intellectuelles remarquables. Pourtant, malgré leurs aptitudes exceptionnelles, rien ne peut les préparer à ce qu'ils vont découvrir lors de ce voyage terrifiant...
Peter Watts est né en 1958 au Canada et vit à Toronto. Biologiste marin de formation, il est l'auteur d'une dizaine de nouvelles et de cinq romans dont ce dernier, Vision aveugle, a été nominé à tous les grands prix de SF.
Critiques
« Une vision aveugle ?
– Les récepteurs fonctionnent très bien, a-t-il expliqué distraitement. Le cerveau traite l'image, mais n'arrive pas à y accéder. Le tronc cérébral prend la relève.
– Ton tronc cérébral arrive à voir, mais pas toi ?
– Quelque chose dans le genre. » (p.150)
Voilà un roman de « vraie » science-fiction (pour les puristes) qui nous plonge dès les premières phrases du prologue dans un autre univers : « Ca n'a pas commencé ici. Pas avec les brouilleurs ou le Rorschach, ni avec Big Ben, le Thésée ou les vampires. La plupart des gens diraient que tout a commencé avec les Lucioles, mais c'est une erreur. Ca c'est terminé avec toutes ces choses. » (p.9) Si vous êtes conçu comme un fan de SF, cette entrée en matière devrait vous faire saliver : voilà tout plein de mots bizarres assemblés en une phrase sibylline à souhait, du genre qui vous électrisent les neurones. De quoi se régaler !
Et les premiers chapitres se montrent à la hauteur de l'attente : 65536 sondes pénètrent d'un coup dans notre atmosphère. Elles prouvent que notre chère Terre vient d'être photographiée, inspectée, violée dans son intimité ! Le signal radio intercepté à cette occasion fait découvrir l'existence d'un artefact situé dans la ceinture de Kuiper, où l'humanité envoie aussitôt un vaisseau spatial...
En somme, voilà une histoire classique de premier contact, débutant par le coup du signal radio façon 2001. Oui mais, l'auteur fait preuve d'ambitions : « J'en ai assez des extraterrestres humanoïdes au front bombé, tout comme de ceux genre insectoïdes géants en image de synthèse et qui ont l'air extraterrestres, mais agissent au mieux comme des chiens enragés en costume de chitine. D'un autre côté, les mêmes principes de sélection naturelle façonneront la vie où qu'elle évolue. Le défi consiste donc à créer un alien vraiment différent, et néanmoins biologiquement plausible. » (Notes, p.336) Pari réussi ? Rappelons que Peter Watts est « biologiste marin de formation » et que le monde du silence regorge de formes de vie si exotiques qu'elles pourraient passer sans mal pour extraterrestres à nos yeux. Il a donc tous les atouts en main pour imaginer un Autre « différent », original et convaincant. La réussite s'avère totale à ce niveau, avec un bel équilibre entre réflexion et aventures, hard science et sense of wonder.
L'auteur en profite pour aborder de nombreux thèmes, à commencer par la communication, le langage, le fonctionnement du cerveau humain et surtout cette étrange et fabuleuse anomalie qu'est la « conscience de soi », ainsi que sa place dans l'univers. Le discours se montre d'autant plus passionnant que Watts évite tout didactisme et tout pédantisme, en réussissant à intégrer finement son propos à l'intrigue et à l'action, dans une ambiance souvent angoissante.
Autre idée convaincante, celle du gène vampirique, qui permet le voyage spatial en état de « mort-vivant ». Les vampires constituaient une espèce disparue — à cause du stupide « bug de l'angle droit ». Désormais « ils sont de retour, sortis de la tombe par le vaudou de la paléogénétique, réassemblés à partir de gènes poubelles et de moelle fossile marinés dans le sang de sociopathes et d'autistes de haut niveau. » (p.17) Certes, le principe reste proche de celui de l'hibernation, mais il est tout de même beaucoup plus fun.
Pour un premier roman à paraître en français, dans l'excellente traduction de Gilles Goullet, Vision aveugle frappe fort. Pour autant, atteint-il la perfection ? Selon moi, pas tout à fait, car son aspect le plus original réside a priori dans la composition de l'équipage du vaisseau terrien : un capitaine vampire, prédateur aussi inquiétant qu'intelligent ; une linguiste dont le crâne enferme le « gang des quatre », soit autant de personnalités multiples ; un biologiste cyborg ; une femme soldat étonnamment pacifiste ; le narrateur, dont la lobotomie massive lui évite toute émotion et lui apporte une parfaite objectivité et la faculté de décrypter le monde sans forcément en comprendre le sens ; enfin, un ordinateur de bord, omniscient mais qui, mystérieux, ne communique qu'avec le capitaine.
Or, s'il y a là aussi beaucoup d'ambition, la maîtrise est moins franche. En effet, une fois passée la présentation prometteuse de ces personnages si particuliers, on attend de véritablement ressentir leurs différences. Le vampire se comporte comme un capitaine distant, taciturne, vaguement menaçant, mais il n'acquiert pas la profondeur « extra-humaine » qu'on lui souhaiterait. La femme aux personnalités multiples n'apparaît guère que comme une excentrique dotée de sautes d'humeur. Bref, leur originalité fondamentale n'apporte pas vraiment de dimension supplémentaire au roman. Peut-être Watts aurait-il dû rechercher des astuces narratives ou stylistiques pour rendre plus « palpables » leurs altérités.
Malgré cette réserve, Vision aveugle est un roman brillant, dense, passionnant, aux références nombreuses, aux idées fortes et marquantes, avec une portée philosophique soutenue. Souvent difficile, il s'adresse sans doute aux lecteurs ayant une bonne pratique de la science-fiction, mais ceux-ci reconnaîtront en Watts un auteur potentiellement majeur, de ceux susceptibles de faire date, voire d'influencer l'évolution du genre.
Premier roman de Peter Watts publié en France (en attendant le très aquatique Starfish), Vision aveugle fait partie des textes qui impressionnent le lecteur, tant par l'ampleur du propos que par son intelligence narrative. Véritable livre de science-fiction au sens premier, cet opus douloureux rejoint d'entrée de jeu le cultissime Schismatrice du non moins cultissime Sterling. Même cohérence visuelle, même vision furieusement coupante de la post-humanité et même absence d'explications dans le contexte quotidien (quel roman de littérature contemporaine explique le fonctionnement d'un robinet ? Pourquoi la S-F devrait-elle justifier ses choix technologiques ?). Enfin — surtout — même questionnement du début à la fin : qu'est-ce que l'humain ? Et pour répondre, quoi de plus évident qu'une autre question ? Qu'est-ce que l'autre, l'extraterrestre, l'ennemi ? Du coup, exactement comme Schismatrice, Vision aveugle se mérite. Le décor est flou. Il se précise peu à peu. Les personnages commencent leur vie comme simple silhouettes, puis se développent et gagnent en épaisseur à mesure que le lecteur prend conscience du monde dans lequel ils évoluent. Et le résultat est... vertigineux.
Complète réécriture de la plus vieille idée science-fictive — le premier contact extraterrestre — , Vision aveugle avale littéralement le cliché et s'axe principalement autour de personnages dévastés. Humains trafiqués, reconstruits ou schizophrènes à personnalités multiples (lire Les 1001 vies de Billy Milligan pour une explication de texte), scientifiques fous à la conscience téléchargée et... vampires. Oui oui, de vrais vampires, mais bien différents du mythe. Une branche éteinte de l'évolution humaine datant de plusieurs centaines de milliers d'années ramenée à la vie par le miracle de la génétique. Une branche qui donne des individus aux caractéristiques bien précises et aux aptitudes clairement définies. Ici, c'est surtout du Thésée qu'il s'agit, un vaisseau d'exploration qui rencontre le fameux artefact extraterrestre. A son bord, un équipage restreint, dont Siri Keeton, le narrateur, chargé de surveiller le bon déroulement des opérations, plusieurs autres personnages hauts en couleur, sans oublier le capitaine, vampire de son état. D'entrée de jeu, les codes du genre volent en éclat. D'abord parce que le Rorschach — c'est ainsi que se baptise lui-même l'artefact — leur parle en anglais, ensuite parce qu'il cesse de leur parler après les avoir menacés de mort. C'est le début d'une exploration rarement vue en littérature, déroulée sur deux niveaux : la lente compréhension de la nature même de l'artefact, couplée à la lente compréhension de la nature même des humains chargés du contact. Deux niveaux, donc, et un lecteur qui passe de l'un à l'autre avec un bonheur renouvelé. On frissonne, on fronce les sourcils, on est largué, et puis tout s'éclaire, comme par magie, juste avant que la lumière ne s'éteigne à nouveau, prélude à la prochaine illumination. Le tout sous une plume brillante aussi obscure que limpide, mais délicieusement tordue. A ce titre, saluons la performance du traducteur — Gilles Goullet, dont on avait pu apprécier le travail sur un roman aussi difficile que La Cité des saints et des fous de Jeff VanderMeer — qui a dû beaucoup souffrir pour saisir où voulait en venir l'auteur et tâcher de restituer la saveur de la langue dans un français compréhensible. Au final, reste la question centrale du roman : qu'est-ce que le Rorschach ? Le miroir de nos peurs ? Le papier tâché sur lequel chacun voit ce que son inconscient décèle ? Ou véritablement un vaisseau extraterrestre ? Pour le savoir, une seule solution. Ouvrir le livre, s'y plonger et ne plus le lâcher. Incroyable comme c'est facile d'ailleurs. Car s'il n'a rien de simple, ce roman n'en reste pas moins diaboliquement intelligent, cruel, malin... et limpide. Du grand art, un must instantané.
Comme il est écrit sur la quatrième de couverture, le roman raconte une rencontre extra-terrestre, un premier contact. L'irruption de l'inconnu, d'une menace diffuse, dans un monde déjà en butte à une concurrence de taille en son sein puisqu'il met également en scène des vampires. Des vampires analysés selon le prisme de l'évolution, de la biologie, de la neurologie, de la psychologie... Bref, un clin d'œil au fantastique, mais des créatures ayant toute leur place dans une œuvre de science-fiction.
L'humanité est aussi en pleine transition, à l'image des différents représentants de l'espèce envoyés à la rencontre de l'inconnu, tous profondément altérés ou malades selon nos critères actuels. Implants neuronaux, manipulations sur la mémoire, modifications des traits psychiques rendues banales, choix d'une poignée d'hommes et de femmes de se débarrasser de leur corps et de migrer dans un Paradis virtuel, autant de tropes de la science-fiction dans lesquels le lecteur doit s'immerger. Et de cette réalité future dans laquelle il est difficile de prendre pied, Peter Watts ne donne aucune information explicite, aucune introduction. Si la chose est courante en science-fiction, elle est compliquée ici par la prose de l'auteur, dense, très dense, au point que les rares dialogues simples et courts deviennent une respiration appréciable, même si leur contenu est très souvent l'occasion de faire replonger le lecteur dans des abîmes de perplexité. Le guide du lecteur sera Siri, un personnage incapable d'éprouver de l'empathie, un observateur dont le récit va courir du présent au passé au gré des réflexions qui lui viennent. Pas de flash-backs donc, mais bien une succession de pensées qui vont se glisser entre deux moments du récit et jusqu'au cœur de l'action. Des pensées qui constitueront le seul éclairage sur cet univers particulièrement sombre dans lequel homo sapiens, quelle que soit l'issue des événements décrits, semble être voué à disparaître.
Le roman est un incroyable résultat si l'on considère les idées divergentes qui ont mené à sa création et qui sont détaillées par l'auteur dans un long commentaire qui introduit le volume. Il souffre peut-être de cela : un grand nombre d'idées, toutes remarquables individuellement, ambitieuses et vertigineuses, mais jetées rapidement l'une par dessus l'autre, avec un vocabulaire qui donne aux détracteurs de la Hard SF l'idée qu'il faudrait un doctorat dans chaque matière scientifique pour pouvoir suivre. C'est un succès cependant. Exigeant, certes, frustrant par moments, mais porteur d'images saisissantes et de thèses profondes sur le langage, la biologie, la psychologie. Parce que Peter Watts sait où il va, même s'il est impossible de le deviner avant longtemps tant les directions qu'explorent les personnages pour comprendre cet autre qui se présente devant eux sont nombreuses.
Après une succession de notes fictives ou réelles qui ferait pâlir de jalousie un chercheur en mal de publication, cette réédition au Bélial' comporte enfin la nouvelle Les Dieux insectes qui s'inscrit un peu artificiellement dans le contexte du roman, mais reprend la même réflexion sur la place de la conscience dans l'évolution de l'homme. Une réflexion perturbante qui explique le titre Vision aveugle et qui donne envie d'en savoir plus une fois l'ouvrage refermé. Ou bien de l'oublier très vite tant elle est perturbante. À vous de voir.
Avant de me plonger dans Vision aveugle de Peter Watts, son auteur m'était totalement inconnu. Sans avoir consulté de critiques au préalable, je me suis laissé séduire par la promesse, formulée en quatrième de couverture, d'un huis clos captivant peuplé de personnages singuliers.
D'emblée, l'auteur nous met en garde dans sa préface : « Ce n'est pas un livre que tout le monde appréciera ». Cette mise en garde m'a légèrement inquiété, d'autant plus lorsqu'il mentionne que le livre a d'abord été un échec commercial aux États-Unis avant de regagner en popularité… Voyons ce qu’il en est !
L'histoire nous transporte aux côtés de l'équipage du Vaisseau Thésée en route vers l'anomalie soupçonnée d'être à l'origine de l'apparition des Lucioles, des extraterrestres ayant soudainement envahi le ciel de la Terre. Chaque membre de l'équipage possède une spécialité : un observateur, un biologiste, une linguiste, une soldate, et... un monstre. L'anomalie, nommée le Rorschach, se dissimule dans le nuage de Oort. Dès sa découverte par notre équipage, une série d’événements s’enchaîne allant de l’exploration à la mutinerie en passant par la capture d’un extraterrestre, la torture et la mutilation.
Le personnage principal, Siri Keeton, qui tient le rôle d’observateur, se révèle attachant. Les épisodes consacrés à sa jeunesse, en plus d’enrichir l’univers du roman, permettent de mieux comprendre sa transformation en une « chambre chinoise » : un individu capable d’assimiler et de retransmettre des informations sans en saisir pleinement le sens, qu’il traduit ensuite pour le reste de l’humanité.
Le thème du premier contact est largement abordé : pourquoi nous ont-ils « attaqués » ? Sont-ils hostiles ? Peuvent-ils même communiquer dans notre langue ? La mise en commun des compétences de chacun pourra répondre en partie à ces questions. L'exploration du Rorschach m'a rappelé celle du vaisseau alien dans La Nef des fous de Richard Paul Russo. Une plongée dans l'inconnu, où le danger est omniprésent.
L’intrigue se déroule de manière fluide, alternant habilement entre les phases d’action et les révélations sur le passé de Siri sans jamais laisser place à l’ennui. Seul petit bémol pour ma part : certaines descriptions du Vaisseau Thésée sont difficiles à visualiser. Cependant, l'ensemble reste compréhensible, les nouveaux éléments de science-fiction, tels que le paradis ou les vampires, sont intégrés progressivement et expliqués au fil du récit.
À noter que cette édition comporte des illustrations intérieures réalisées par Thomas Walker que j’ai particulièrement appréciées et qui jalonnent les chapitres et enrichissent l’immersion.
Le 13 février 2082, jour du Premier Contact, 65 536 « lucioles » brûlent dans le ciel, remplissant de hurlements une grande partie du spectre électromagnétique. Cela n’aura duré que quelques secondes. L’humanité s’est fait photographier le pantalon en bas des chevilles. Et en cette fin de siècle, la photo de famille n’est pas belle à voir. Une Singularité dure, option Humaxit, est en marche. C’est une déclinaison dystopique du rêve transhumaniste, avec une inspiration reven-diquée du côté d’Accelerando de Charles Stross, qui vire à la posthumanité. Alors qu’une partie d’Homo sapiens a décidé de quitter le théâtre des opérations pour aller goûter à l’immortalité numérique dans le monde virtuel du Paradis, l’autre fraye au purgatoire du monde réel. Les sectes pullulent, les forces armées s’ébattent dans des conflits où personne ne sait plus qui est l’ennemi, et le génie génétique est devenu fou. On se flingue joyeusement le cerveau à grands coups de scalpel, d’implants, de drogues dures, de recâblage et de virus synthétiques. Accessoirement, on flingue aussi les IA naissantes et les pays voisins. La Terre a pris cher : la majeure partie de la vie sauvage a disparu, l’agriculture est en berne, et on peine à trouver quelque part un bout de génome non pollué ; le climat se rejoue la deuxième loi de la thermodynamique en mode symphonie hardcore. Bienvenue dans le monde enchanté de « Blindopraxia » (tel que Peter Watts le nomme).
Le moment du doute sur soi-même n’est pas le meil-leur pour être confronté à l’autre. C’est pourtant ce moment que choisit Peter Watts pour imposer au monde une présence dont la nature profondément étrangère sera le catalyseur d’une vaste introspection. Le jour des lucioles colle une bonne gueule de bois à l’humanité qui décide, au moins temporairement, de s’unir face à une menace dont personne ne connait exactement la nature. Un satellite de surveil-lance capte une émission radio dont la source est une comète et le destinataire inconnu. Deux premières vagues de sondes sont envoyées jusqu’aux confins du Système solaire, dans le nuage d’Oort, suivies d’un vaisseau habité, le Thésée.
Équipier du Thésée et narrateur de Vision aveugle, Siri Keeton a survécu enfant à un attentat visant son père, le colonel Jim Moore, attentat dont il sort amputé de la partie du cerveau permettant l’empathie et le vécu émotionnel. Aidé d’implants cybernétiques, Siri Keeton devient synthète : il fait l’expérience du monde de manière objective, décryptant les comportements, les situations et les rendant lisibles. Il est le parangon d’une vision réductionniste de la conscience où tout n’est que chimie ionique et synaptique. Conscience ? C’est le thème central de Vision aveugle. Lorsque Peter Watts ouvre son livre sur l’injonction « Imaginez que vous êtes Siri Keeton », il ne s’agit pas là d’un effet de style ou d’un incipit amical — il n’y a rien d’amical dans ce roman —, mais d’une convocation à une expérience de pensée. Si tout roman de science-fiction est en soi une expérience de pensée, le Canadien ne fait pas dans le pantonyme mais propose une hardSF musclée à force de séan-ces quotidiennes passées à soulever la fonte des articles scientifiques, avec les dents, pendant dix ans. Il passe la conscience au scalpel et tout ce qu’il dé-couvre, il va le dire à travers une galerie de personnages ciselés avec une précision atomique. Siri Keeton fera le récit des évènements qui vont se dérouler dans le nuage d’Oort. Vision aveugle est son témoignage.
Le Thésée est dirigé par une intelligence artificielle, le Capitaine. Une IA sans conscience interfacée avec le commandant exécutif Jukka Sarasti. Ce dernier est un Homo vampiris, une race de prédateurs du Pléistocène qui a divergé d’Homo sapiens il y a quelques centaines de milliers d’années, et dont la branche s’est éteinte à cause d’une tendance prononcée à la sociopathie et d’un méchant bug de la perception qui la rend hypersensible aux angles droits. Recréé par le génie génétique, Sarasti est une intelligence supérieure capable de gérer de vastes quantités de données. Il a aussi tendance à faire flipper tout le monde. Il y a aussi Amanda Bates, la militaire augmentée et pacifiste, aux commandes d’une flottille de drones militarisés ; Robert Cunnigham, un biologiste cyborg doté de la capacité de percevoir les choses de l’extérieur ; Susan Bates, surnommée le Gang, linguiste habitée par plusieurs personnalités et donc dotée d’une conscience collective. Ces personnages sont les modèles théoriques de formes de conscience qui vont s’animer lors du Second Contact, lorsqu’ils vont découvrir et interagir avec l’entité extraterrestre Rorschach. Avec Rorschach, Peter Watts fait une distinction radicale entre intelligence et conscience. Rorschach a l’intelligence d’une planète et la conscience d’un caillou. Face à lui, le degré de liberté, de libre arbitre, dont chacun des membres de l’équipage du Thésée va faire l’expérience, est inversement proportionnel à son niveau de conscience. En fin de compte, l’histoire va se résoudre en un conflit entre deux entités intelligentes mais non conscientes. Peter Watts l’affirme : la conscience est une impasse de l’évolution, mère de toutes les illusions, dont celle du libre arbitre. Derrière ce démontage en règle, on devine l’influence d’auteurs comme le philosophe Daniel Dennett ou le spécialiste des neurosciences Sam Harris.
Pendant ce temps, sur Terre, le colonel Jim Moore se confronte aux esprits de ruche dans la nouvelle « Le Colonel » (Au-delà du Gouffre). Ces intelligences collectives post-humanistes aux capacités intellectuelles et stratégiques méconnues affolent les dirigeants du monde. Moore va rencontrer Lianna Lutterodt, ambassadrice de la secte des bicaméraux, des post-humains qui se sont faits recâbler les deux hémisphères cérébraux et mettent en commun leur intelligence pour ne plus en former qu’une. Une intelligence dépassant largement le génie humain traditionnel et qui leur permet, via la transe mystique, d’accéder à la compréhension des lois qui sous-tendent la physique de l’univers. En somme : des moines scientifiques qui croient percevoir Dieu dans une tasse de café mais sont incapables de traverser seuls la rue. Les bicaméraux vont offrir au colonel une information sur le Thésée qui va le faire abandonner son poste et rejoindre leur monastère dans le désert de l’Oregon…
Si vous pensiez jusqu’ici avoir tout compris à Vision aveugle, Peter Watts va s’occuper de vous faire ravaler vos prétentions avec Échopraxie. Nous sommes maintenant en 2096. Depuis quatorze ans, la situation sur Terre s’est dégradée ; la planète est ravagée par des pathogènes synthétiques échappant à tout contrôle et certains transforment les populations touchées en zombies. Comme pour les vampires, on est ici loin des zombies de pacotille qui se trainent en bavant dans les studios hollywoodiens. On parle de p-zombies, de zombies philosophiques, êtres sans émotions et sans conscience. N’oubliez pas chez qui vous êtes. Peter Watts vous le rappelle d’ailleurs dans la nouvelle « ZeroS », publiée dans le présent numéro de Bifrost, et qui raconte de l’intérieur l’expérience des zombies militaires. Elle révèle aussi à quel point le colonel Jim Moore, encore simple lieutenant dans ce texte, s’y connaît en zombies.
Personnage principal d’Échopraxie, Daniel Brüks est un humain de souche. Pas une augmentation, pas un coup de scalpel, pas un implant. Il est aussi parasitologue. Lui-même responsable d’un incident épidémique qui a soulagé la planète de quelques milliers d’âmes, il parcourt désormais le désert de l’Oregon à la recherche de génomes sauvages qui ne seraient pas infectés par de l’ADN synthétique. En vain. Son terrain de jeu se trouve à proximité du monastère des bicaméraux. Vous suivez ? Vous voyez comment les choses s’imbriquent les unes dans les autres ? Et ça ne fait que commencer. Tenez-vous bien. Tenez-vous mieux, car à partir de là Peter va faire péter les Watts.
Par une nuit de tempête tout à fait artificielle, les choses partent en vrille pour le pauvre Dan qui se réfugie dans le monastère alors que le monde autour de lui subit le feu vengeur. Échappant à la destruction du monastère, il se retrouve embarqué à bord du Couronne d’épines (du nom d’un échino-derme, vie marine primaire non conscien-te…) qui fonce vers le Soleil, ou plus précisément vers Icare, cet immense panneau solaire qui alimente en énergie la Terre. Là, quelque chose attend. Avec lui : une poignée de bicaméraux, vivants mais mal en point, Lianna Lutterodt, leur ambassadrice, Rakshi Sengupta, la pilote énervée du Couronne, la charmante Valérie, une vampire échappée d’un laboratoire et qui fait elle aussi flipper tout le monde, les quatre militaires zombies qui lui servent de gardes du corps, et l’incontournable colonel Jim Moore qui montre dans ce cycle, allez savoir pourquoi, un talent certain pour toujours se trouver dans les mauvais plans.
Finis les examens de conscience : Peter Watts en a clos le débat dans Vision aveugle. Échopraxie fait l’examen du libre arbitre face à l’intelligence. Ou de l’intelligence face à l’absence de libre arbitre. Le Canadien questionne à nouveau ce qui fait l’humanité, ses forces et ses faiblesses. Surtout ses faiblesses. Il aborde la question de la foi face à la science, de la pensée religieuse comme d’un trouble, et se demande si la pensée scientifique n’est pas moins dénuée de tares. Si, dans Vision aveugle, il faisait de la conscience une impasse de l’évolution, dans Échopraxie, il fait de Dieu un virus, et de la vie dans l’univers un bug dans les lois physiques. À plus d’un niveau, les deux romans fonctionnent en miroir d’un de l’autre. Dans ce duo, la vision aveugle est à la conscience ce que l’échopraxie est à la volonté. Lorsque Siri Keeton effectue un voyage vers l’extérieur — le nuage d’Oort —, celui de Daniel Brüks se fait vers l’intérieur — le Soleil. Lorsque Siri, humain incomplet et augmenté, trouve son humanité au bout du voyage, Dan, lui l’humain de souche… non, rien. Dan est « le cafard », le parasite inutile entouré d’intelligences très supérieures à la sienne. Échopraxie est le récit d’un homme qui voit son monde disparaitre au profit d’un autre qu’il ne comprend pas. Et très logiquement, cela participe à la difficulté de lecture du roman. Dans Vision aveugle, le lecteur s’accroche au récit circonstancié de Keeton. Dans Échopraxie, ce que Dan ne peut comprendre, vous ne le comprendrez pas plus. S’il est inconscient (ce qui lui arrive souvent), vous ne saurez rien de ce qui se passe pendant ce temps. Pas de narrateur omniscient qui vienne à votre secours. Il faut donc être attentif aux détails, aux paroles ou pensées pour saisir le fil d’Ariane d’une histoire complexe dans laquelle beaucoup de ce qui se déroule nous est inaccessible, et où l’existence même du récit de Siri Keeton est remise en cause. Il faudra prêter attention à qui manipule quoi. La fin du roman est aussi obscure au premier abord que sublime une fois qu’on l’a comprise. Pour cela, il faudra peut-être relire les vingt dernières pages, et se demander qui est ce prophète qui guide son peuple à travers le désert entre les piliers de feu. Il faudra aussi comprendre que la chronologie de Vision aveugle englobe celle d’Échopraxie, que ce dernier ne se déroule pas après Vision aveugle, mais pendant. Il faudra prendre le temps de la lecture pour savourer le joyau.
L’ensemble constitué de Vision Aveugle et Échopraxie, auxquels on se doit d’ajouter les nouvelles « Le Colonel » et « ZeroS » (passons sur la nouvelle « Orientation Day », anecdotique et vampirique préquelle à Échopraxie, dont l’auteur est si peu fier qu’il préfère qu’on l’oublie), est un monument de hard SF : glorieusement haut, aux fondations profondes, à mille facettes, labyrinthique à souhait et intensément sombre. Si Greg Egan est le pape de la hard SF, Peter Watts est celui de la darkhardSF. On pourra reprocher à Vision aveugle et Échopraxie d’être d’un accès difficile, mais l’ensemble relève du chef-d’œuvre. Il n’est d’ailleurs pas complet, cet ouvrage. Il reste encore à Peter Watts un troisième roman à écrire. Il l’a dit. On sera au rendez-vous…
FEYDRAUTHA Première parution : 1/1/2019 Bifrost 93 Mise en ligne le : 19/7/2023