BÉLIAL'
(Saint Mammès, France), coll. Quarante-Deux Dépôt légal : novembre 2016, Achevé d'imprimer : novembre 2016 Première édition Recueil de nouvelles, 480 pages, catégorie / prix : 23 € ISBN : 978-2-84344-905-5 Format : 14,0 x 20,5 cm✅ Genre : Science-Fiction
Les nouvelles "L''Île", "Éclat" et "Géantes" se situent dans l''univers du roman "Eriophora" ; "Le Colonel" dans celui de "Échopraxie" ; "Une Niche" et "Maison" dans "Starfish", premier opus de la Trilogie des Rifteurs. Couverture à rabats. Il s'agit d'une co-édition avec Quarante-Deux, qui a son propre ISBN pour ce livre : 978-2-9510042-5-2.
« Nous sommes les hommes des cavernes. Nous sommes les Anciens, les Progéniteurs, les singes qui érigent vos charpentes d’acier. Nous tissons vos toiles, construisons vos portails magiques, enfilons le chas de l’aiguille à soixante mille kilométres/seconde. Pas question d’arrêter, ni même d’oser ralentir, de peur que la lumière de votre venue ne nous réduise en plasma. Tout cela pour que vous puissiez sauter d’une étoile à la suivante sans vous salir les pieds dans ces interstices de néant infinis... »
Peter Watts est né en 1958 à Calgary, dans la province canadienne de l’Alberta. Titulaire d’un doctorat en biologie et ressources écologiques, spécialiste des fonds marins et de la faune pélagique, il produit aujourd’hui la plus exaltante des sciences-fictions contemporaines, quelque part entre les nébuleuses Greg Egan et Ted Chiang, non loin de la galaxie Ken Liu, là où soufflent les vents cosmiques, dans le cœur vibrant des étoiles, en plein sense of wonder,en pleine sidération... Sans équivalent réel en langue anglaise, architecturé avec le plus grand soin, le présent recueil achève d’installer Peter Watts au firmament des créateurs de vertige et des prospecteurs d’idées fabuleuses — une supernova.
1 - QUARANTE-DEUX, Raisonnement, suite, pages 13 à 14, introduction 2 - Les Choses (The Things, 2010), pages 21 à 45, nouvelle, trad. Roland C. WAGNER rév. QUARANTE-DEUX 3 - Le Malak (Malak, 2010), pages 49 à 65, nouvelle, trad. Pierre-Paul DURASTANTI 4 - Ambassadeur (Ambassador, 2001), pages 69 à 81, nouvelle, trad. Gilles GOULLET 5 - Nimbus (Nimbus, 1994), pages 85 à 89, nouvelle, trad. Gilles GOULLET 6 - Le Second avènement de Jasmine Fitzgerald (The Second Coming of Jasmine Fitzgerald, 1998), pages 93 à 130, nouvelle, trad. Gilles GOULLET 7 - L'Île (The Island, 2009), pages 137 à 181, nouvelle, trad. Pierre-Paul DURASTANTI 8 - Éclat (Hotshot, 2014), pages 185 à 211, nouvelle, trad. Gilles GOULLET 9 - Géantes (Giants, 2013), pages 215 à 244, nouvelle, trad. Gilles GOULLET 10 - Un mot pour les païens (A Word for Heathens, 2004), pages 251 à 270, nouvelle, trad. Gilles GOULLET 11 - Chair faite parole (Flesh Made Word, 1994), pages 275 à 295, nouvelle, trad. Gilles GOULLET 12 - Les Yeux de Dieu (The Eyes of God, 2008), pages 299 à 311, nouvelle, trad. Gilles GOULLET 13 - Hillcrest contre Velikovski (Hillcrest v. Velikovski, 2008), pages 315 à 318, nouvelle, trad. Gilles GOULLET 14 - Derryl MURPHY & Peter WATTS, Éphémère (Mayfly, 2005), pages 323 à 343, nouvelle, trad. Gilles GOULLET 15 - Le Colonel (The Colonel, 2014), pages 349 à 380, nouvelle, trad. Gilles GOULLET 16 - Une niche (A Niche, 1991), pages 387 à 426, nouvelle, trad. Gilles GOULLET 17 - Maison (Home, 1999), pages 431 à 440, nouvelle, trad. Gilles GOULLET 18 - En route vers la dystopie avec l'optimiste en colère (En Route to Dystopia with the Angry Optimist, 1993), pages 445 à 462, postface, trad. Gilles GOULLET 19 - Jonathan CROWE, Dieu et les machines : les nouvelles de Peter Watts, pages 463 à 467, article, trad. Erwann PERCHOC 20 - Alain SPRAUEL, Bibliographie des oeuvres de Peter Watts (1958-), pages 469 à 473, bibliographie
Critiques
« Ils ne sontpasbâtispourdurer.(…)Ils ne devraient même pas exister ; et s’ils existent néanmoins, ils ne devraient pas survivre. Pour-tant,ilsessayent.Ô,commeilsessayent. » Ainsi sont décrits les humains par le narrateur de « Les Choses », nouvelle qui ouvre Au-delà du gouffre. Lequel narrateur n’est autre que la créature extraterrestre du film The Thing de John Carpenter, que Peter Watts revisite pour l’occasion. Et la créature de poursuivre : « Ilserrentàtraversleursvies séparésetsolitaires,incapablesmêmede communiquersaufpardesgestesetdes grognements (…). Le paradoxe de leur biologie est sidérant, oui ; mais l’échelle de leur solitude, la futilité de ces vies, me submerge. » Une vision de l’humanité, de sa fragilité, où se mêlent inextricablement rêves de grandeur et étroitesse d’esprit et de corps, qui imprègne toute l’œuvre de l’écrivain.
Cette fragilité est au cœur d’une nouvelle comme « Nimbus », où ce qu’il reste de l’humanité est sous la menace permanente d’être balayé par des forces qu’elle a créées et qui la dépassent. De manière très différente, elle est également mise en lumière dans « Éphémère », qui s’intéresse à un enfant artificiel conçu dans un environnement virtuel, aux capacités bien supérieures à celles d’un humain, mais pour qui être placé dans un corps de chair et de sang constitue une torture absolument insupportable.
Et quand bien même, à force d’efforts, l’humanité parviendrait à progresser jusqu’à atteindre les étoiles, d’autres formes de vie ne manqueront pas de venir lui rappeler son insignifiance, qu’il s’agisse d’une civilisation extraterrestre disposant de technologies sans commune mesure avec les nôtres (« L’Ambassadeur »), ou d’une créature que l’on pourrait décrire comme une sphère de Dyson pensante (« L’Île »).
Chez Peter Watts, l’individu n’est le plus souvent qu’une petite chose dérisoire, dont la conscience n’est rien d’autre qu’un leurre. Comment en effet croire encore au libre arbitre lorsque votre cerveau peut être instantanément reprogrammé pour éliminer certaines de vos pulsions les moins avouables (« Les Yeux de Dieu ») ? Dans « Le Colonel », d’autres ont fait le choix de se dépouiller de leur individualité pour se fondre dans une ruche, ces entités collectives aux capacités cognitives infiniment supérieures. Quant aux membres d’équipage de l’Eriophora, vaisseau spatial d’exploration et construction que l’on retrouve dans trois nouvelles (« L’Île », « Éclat » et « Géantes »), outre le fait qu’ils ont été manipulés génétiquement dès leur naissance pour mener à bien leur mission, ils n’apparaissent que comme de simples rouages d’un ensemble plus vaste, des outils que l’on sort de leur chambre de cryogénisation lorsqu’on a besoin d’eux. Quelques millénaires plus tôt, dans «Une niche », la situation de Lenie Clarke à bord de la station sous-marine Beebe n’est guère différente, elle qui a été choisie en raison des traumatismes qu’elle a subis dans son enfance.
Matérialiste jusqu’au bout des ongles, Peter Watts n’en aborde pas moins la question de la religion, ou plus exactement de la foi : de manière amusante dans «Hillcrestcontre Velikovski », où elle est assimilée à un effet placebo, ou plus radicale dans « Un Mot pour les païens », où elle constitue le fondement même de la société. Le sujet donne également naissance à l’un des textes les plus vertigineux du recueil, « Le Second Avène-ment de Jasmine Fitzgerald », qui joue avec l’idée que si l’existence de Dieu était mathé-matiquement prouvée, il deviendrait alors possible de réécrire la réalité elle-même.
Mais malgré leurs faiblesses, leurs failles et leurs échecs, ou sans doute à cause d’eux, Peter Watts aime ses personnages, fait corps avec eux à chaque instant, fait sien leur chemin de croix, aussi douloureux soit-il. Dans le registre de la hard science, je ne connais aucun autre écrivain qui accorde une place aussi primordiale à l’humain, dans l’acception la plus charnelle du terme. Il est ce père démuni face à ce que vit son enfant (« Nimbus », « Éphémère »), cette femme qui a tué son compagnon par amour («Le Second Avènement de Jasmine Fitzgerald »), cette créature marine qui se souvient soudain avoir été quelqu’un d’autre (« Maison »), ces victimes de sévices dans leur enfance (« Les Yeux de Dieu », « Une Niche »). Car même si la vie n’est au bout du compte que dérisoire, l’œuvre toute entière de Watts en est l’une des plus vibrantes célébrations.
Le Canadien Peter Watts est l’un des pontes actuels de la hard SF. Peu prolixe – quelques romans et une grosse vingtaine de nouvelles –, il crée une des SF les plus exigeantes et imaginatives de ces dernières années et fait partie du club des futurs classiques, en compagnie de gens comme Liu, Chiang ou Egan. Au-delà du gouffre est le premier recueil de ses nouvelles publié en français, coédité par le Bélial’ et Quarante-Deux. Il compte seize nouvelles – onze inédites en VF, deux primées (Hugo et Shirley Jackson) –, deux articles plus une bibliographie.
Au fil de textes qui racontent le The Thing de Carpenter du point de vue de la créature, plongent jusqu’au bout de l’espace et du temps à la rencontre de vies inimaginables, réécrivent l’histoire d’un monde romanisé et fanatique, ou tordent ce que nous définissons comme humain jusqu’à l’incongruité, Watts développe un monde radicalement différent qui baigne pourtant dans une vraie ambiance de plausibilité.
Matérialiste convaincu, Watts donne à ses lecteurs la vision sans équivoque d’un univers moniste. Dieu n’existe pas, la foi est une erreur intellectuelle, au mieux le résultat d’une stimulation cérébrale externe. Dieu évacué, reste à traiter de l’humain. Si l’animal humain existe, celui-ci ne porte rien en lui qui ne soit matériel et quantifiable. La conscience est une illusion. Actes et pensées ne sont que des réponses à des stimuli. Ce qui se donne à voir comme ce qui (croit) se pense(r) ne dépend que des stimuli reçus et de la forme du câblage neural qui les traite : inputs –> algorithmes de traitement –> pensées/actes. Rien de plus. Le néocortex se leurre s’il croit être aux commandes, le gros du traitement vient des systèmes limbiques, ensemble de sous-routines qui traitent l’information et forment un réseau qui croit être une unité consciente. Au spectacle de cet homme-machine, on pense autant à Descartes qu’au plus confidentiel de La Mettrie.
Bardé de ces convictions fortes qui rappellent – dans un genre très différent – Lovecraft, Watts entraîne le lecteur à sa suite, des coulisses de Vision Aveugle et d’Échopraxie à celles de Starfish, en passant par quantité d’univers indépendants tous sous-tendus par les mêmes certitudes. Numérisation ou fusion des « individus », modifications génétiques ou bioniques, transformations volontaires (ou pas…) des états de conscience. Si tout n’est que viande (le mot qu’il emploie), tout est modifiable pourvu qu’on ait la technologie adéquate. Toutes les expériences sont possibles, tous les échecs aussi. Le seul message ici est que la vie existe et se perpétue, souvent au prix de la violence physique, assistée par la technologie quand elle est disponible. La vie n’a rien à dire à un univers qui lui est indifférent. Les humains veulent survivre et se perpétuer, les aliens aussi, les animaux ne sont pas moralement supérieurs – Watts est l’homme qui affirma en interview « Animals are assholes » (les animaux sont des cons).
Pour exprimer son postulat, Watts manie le champ lexical scientifique avec une virtuosité qui donne l’impression qu’il ne ferait que décrire un monde qu’il voit. Tout est clair, tout se tient, l’aspect factuel de son style donne à ses textes la force de l’évidence.
Au-delà du gouffre est donc un recueil moderne, brillant, engagé au bon sens du terme. Et l’ensemble, s’il est dur, n’est jamais glauque ; l’auteur se définit comme un optimiste en colère, pas comme un pessimiste.