Avec Tous à Zanzibar, prix Hugo 1969, véritable livre-univers, porté par une écriture audacieuse et travaillée, John Brunner nous offre une mosaïque de récits entremêlés, abordant aussi bien les thématiques sociales, politiques, économiques que technologiques. Il nous fait découvrir un xxie siècle miné par les problèmes de surpopulation, la violence, le terrorisme, et qui voit se mettre en place des lois eugéniques de plus en plus strictes.
L’Orbite déchiquetée entre tout particulièrement en résonance avec la situation actuelle en mettant en scène de façon âpre les conflits raciaux et la folie au pouvoir sur fond d’Amérique désunie et sur-armée.
Le Troupeau aveugle, avec sa Méditerranée devenue une mer morte, nous plonge au coeur de la question écologique et de la pollution et lance un véritable cri d’alarme aux générations futures, c’est-à-dire nous !
Préfigurant le mouvement cyberpunk, Sur l’onde de choc nous confronte aux dangers d’une planète dominée par le numérique, en proie à la guerre informationnelle. La résonance est de nouveau au maximum avec notre monde connecté, soumis de plus en plus aux diktats des algorithmes, des virus et des réseaux sociaux.
Lanceur d’alerte avant l’heure, John Brunner fait de chacun des quatre romans autonomes une pièce d’un plus grand puzzle, celui de notre époque ! La Tétralogie noireforme un extraordinaire miroir du monde qui se dessine chaque jour, démontrant une nouvelle fois que la SF est bien la littérature de notre temps.
La préface de Patrick Moran, auteur, professeur de Littérature comparée et admirateur du travail de John Brunner, nous permet de saisir au plus juste l’importance de cette oeuvre.
John Brunner, écrivain britannique (1934-1995), fait partie des géants de la science-fiction mondiale. Son oeuvre très diverse relève à la fois de la SF populaire comme de l’avant-garde. Il entre au panthéon de la littérature en faisant du genre un art noble de l’écriture et de l’engagement avec Tous à Zanzibar et ses trois romans dystopiques, écrits entre 1968 et 1975. Ces quatre chefs-d’oeuvre d’anticipation sombre, réunis pour la première fois dans cette édition, marquent un tournant de la science-fiction, la rendant encore plus vive et critique du monde à venir.
1 - Patrick MORAN, John Brunner, la stratégie du choc, pages 5 à 14, préface 2 - Tous à Zanzibar (Stand on Zanzibar, 1968), pages 15 à 448, roman, trad. Didier PEMERLE rév. Didier PEMERLE 3 - L'Orbite déchiquetée (The Jagged Orbit, 1969), pages 449 à 688, roman, trad. Frank STRASCHITZ 4 - Le Troupeau aveugle (The Sheep Look Up, 1972), pages 689 à 1004, roman, trad. Guy ABADIA 5 - Sur l'onde de choc (The Shockwave Rider, 1975), pages 1005 à 1199, roman, trad. Guy ABADIA
[critique parue exclusivement dans la version numérique de la revue]
Le beau parpaing que voilà ! Et toujours aussi peu maniable… mais qui a le bon goût de compiler quatre romans majeurs de John Brunner – même si l’auteur ne les a semble-t-il jamais désignés sous ce nom de « Tétralogie noire » pourtant devenu très commun. Tous à Zanzibar a été régulièrement réédité en français, mais ce n’était pas le cas de L’Orbite déchiquetée, du Troupeau aveugle et de Sur l’onde de choc, indisponibles depuis fort longtemps. Or il serait dommage que le premier roman, certes un immense chef-d’œuvre, et le prix Hugo 1969, soit l’arbre qui cache la forêt, parce que l’ensemble constitue une somme de la meilleure SF.
Il est souvent prudent de se méfier quand on parle d’auteurs de SF « visionnaires », qui « prophétisent », et cetera, mais, dans le cas présent, et même avec quelques lacunes notables d’ordre notamment technologique, très excusables, il apparaît clairement que Brunner est au-dessus du lot, bien au-dessus. Il est assez terrifiant à vrai dire de voir combien ces romans, écrits entre la fin des années 1960 et le début des années 1970, et tous situés dans un futur proche, essentiellement la décennie 2010 (ça tombe bien), anticipent certains traits de notre monde contemporain, de la télé-réalité immersive au néocolonialisme économique, du repli sur l’irrationnel et la pseudoscience au racisme le plus paranoïaque et alimenté par le lobby des armes, de la destruction de l’environnement aux intellectuels-gourous, de l’omniprésence des médias aux ambiguïtés de la société de l’information dans un monde néolibéral, qui vire à la société de contrôle.
Ce n’est pas tant la prospective au plan technologique qui frappe le plus par sa justesse (il y manque assurément beaucoup de choses, même si Sur l’onde de choc, roman précurseur du cyberpunk, contient probablement ce qui se rapproche le plus de l’informatique personnelle, du piratage et des virus en même temps que d’Internet, avec ses dimensions de contrôle social mais aussi de redéfinition de l’identité, avant les années 1980), mais comment Brunner, dans ces quatre romans, anticipe notre manière de penser – et peut-être surtout de penser mal. Certains discours ne jureraient pas si on les extrayait de ce livre pour les attribuer, mettons, à des parlementaires niant le changement climatique – et certaines figures actuelles de la politique, de l’économie ou des médias, pourraient tout aussi bien, hélas, être des personnages de John Brunner…
Mais l’autre grande réussite de ces romans, et peut-être la plus appréciable de manière objective, c’est l’immersion incroyable qu’ils suscitent, notamment en jouant des principes que Brunner a piqué à Dos Passos et à sa « trilogie U.S.A. », et en mettant tout particulièrement en avant les médias – cette approche kaléidoscopique du monde, tout en fragments de publicités, de chansons, d’articles de presse, de notices de médicaments, avec des personnages éphémères témoins en forme de commentaire de l’intrigue à hauteur d’homme ; à vrai dire, pour cette même raison, l’intrigue passe régulièrement au second plan, s’il y en a une, et c’est très bien comme ça. C’est davantage marqué dans Tous à Zanzibar, ça l’est beaucoup moins dans Sur l’onde de choc, le roman le plus « classique » au plan de la narration, mais c’est tout de même un aspect remarquable de l’ensemble de cette tétralogie.
Vraiment de la SF haut de gamme – qui est bien de son temps par certains côtés, mais tellement au-dessus du lot et effroyablement juste sur tant de points qu’elle mérite bien qu’on y revienne. Et si L’Orbite déchiquetée et Sur l’onde de choc sont probablement un petit cran inférieurs (peut-être d’ailleurs parce que ce sont les deux romans qui recourent le plus à la quincaillerie SF – incluant pouvoirs psy aussi bien que robots et bizarreries temporelles, tandis que Nick Haflinger, dans le dernier roman, a des atours de héros autrement plus marqués que ses contreparties plus ambiguës dans les trois titres qui le précèdent), Tous à Zanzibaret Le Troupeau aveugle, le roman le plus noir de cette « Tétralogie noire » (parce que sans concessions – dans les autres, Brunner ménage en dernier recours, et peut-être sans conviction, un très vague espoir utopique, qui jure dans le tableau impitoyable qui forme l’essentiel du récit), méritent sans l’ombre d’un doute d’être qualifiés de chefs-d’œuvre. Indispensable !
Bertrand BONNET Première parution : 1/7/2019 Bifrost 95 Mise en ligne le : 16/10/2023