1533 : l'Italia Federata de la Renaissance : à Firenze, Lodovico Ariosto est poète et conseiller de Damiano de' Medici. Pris en étau entre factions et rivalités. Telle est LA REALTÀ.
Mais pour la fuir, le poète s'évade en écrivant une suite à son Orlando Furioso. Et dans cette Amérique de rêve, il devient Ariosto le héros qui, monté sur son hippogriffe fabuleux, va défendre les Cérocchi contre les sorts et les sorciers : Telle est LA FANTASIA.
Jusqu'au jour, tragique, où le rêve et la réalité se rejoignent.
Critiques
Si l'Italie avait voulu... Si l'Italie avait été unie lors de sa Renaissance, n'aurait-elle pas connu un rôle historique beaucoup plus important ? C'est le point de départ de l'univers parallèle dans lequel l'auteur nous présente Lodovico Ariosto, poète et confident du chef de l'Italia Federata. Confident, il est au courant des intrigues politiques de ce seizième siècle divergent et essaie sans grand succès d'apporter son aide à son protecteur menacé de toutes parts ; mais, poète, il écrit sa propre science-fiction, située dans ce Nouveau Monde que l'Italie explore, et corrige par l'imagination ses faiblesses réelles. On passe alternativement de cette « Fantasia » à la « Realtà », et le livre, autant qu'un roman pseudo-historique, est une étude de la psychologie des créateurs... Un surprenant et délicieux exercice.
Publié en 1981 en « Présence du futur », ce curieux roman est aujourd'hui réédité en Folio « SF », pour le plus grand bonheur des amateurs d'une science-fiction littéraire exigeante, dans sa forme comme dans son fond 1. Pourtant, l'idée est délicate, et l'absence de monstres tentaculaires peut en rebuter plus d'un. De « S-F » d'ailleurs, il n'est presque pas question, tant le monde de Yarbro est subtil et léger.
Nous sommes en 1533, et comme chacun sait, l'Italie est une grande nation qui vient juste de réaliser son unité. Cette Italia Federata (conçue comme une république rassemblant des royaumes) est dirigée par un Médicis, Damanio, qui a pour proche ami et quasi-conseiller Lodovico Ariosto, poète fameux et (accessoirement) auteur du chef-d'œuvre Orlando Furioso. Dans cette cour pourrie de machinations infâmes et de traîtrises odieuses (entre cardinaux sodomites, papes assoiffés de pouvoir, ministres corrompus et autres sympathiques personnages), Damanio trace tant bien que mal son chemin, sacrifiant vie personnelle et santé à sa tâche : consolider la théorie et la praxis d'une unité italienne en proie à la cupidité et à la stupidité sans borne des baronets qui la composent. Et la route est longue. Témoin impuissant de cette lente décomposition, Lodovico Ariosto est pris dans un conflit silencieux d'une grande subtilité. Qui manipule qui ? Qui menace qui ? A qui peut-on faire confiance, si tant est que ce mot ait une quelconque signification au milieu de toutes ces manigances. Histoire de s'évader des intrigues de cour, le poète compose une nouvelle fantasia, imaginant un monde dans lequel l'Italia Federata a conquis le nouveau monde, en bonne intelligence avec les peuples indiens. Et dans ce pays rêvé, Ariosto le grand héros, monté sur un hippogriffe et flanqué d'une épée luisante, s'en va livrer bataille au puissant sorcier Anatrecacciatore pour sauver le monde. Et il y a du boulot... Rallier les nations réticentes, convaincre les peureux, prouver sa valeur et se montrer grand général, les monstrueux « guerriers de grès et de glace » (contre lesquels il va bien falloir se battre) étant tout sauf enthousiasmants.
L'intérêt principal d'Ariosto Furioso, c'est qu'il met en scène une réalité historique légèrement détournée, d'où une crédibilité dérangeante aussi bien en Realta qu'en Fantasia. L'histoire n'est que prétexte à description, mais le lecteur sent bien que la chute s'approche, donnant au texte un sens du suspens à l'opposé des clichés du genre et d'une remarquable efficacité. Le sentiment dominant reste l'attente. De plus en plus oppressante, de plus en plus sourde. L'attente de la future bataille contre le sorcier dans la fantasia, l'attente d'un dénouement forcément tragique dans la realta.
Littérairement pointu, drôle par son sens du deuxième degré (l'honneur d'Ariosto et ses manières ridicules de grand héros mythique sont à mourir de rire), sérieux par les deux mondes décrits, Ariosto Furioso fait partie de ces textes « à part » qui méritent une bonne place dans une bibliothèque S-F digne de ce nom. Avec modestie et talent, Yarbro nous rappelle que la science-fiction n'est pas qu'affaire de conflit galactique, mais peut aussi se montrer plus légère et résolument différente. Ariosto Furioso n'échappe pas à certaines longueurs (que le chemin vers le dénouement est long, et que la chute est... brutale), mais le charme suranné qui s'en dégage est un vrai plaisir de lecture. Quant aux dernières pages, elles sont tout simplement bouleversantes. Fin, divertissant et très malin, Ariosto Furioso est une réussite. C'est sans doute l'occasion de redécouvrir une plume féminine quasi absente des rayonnages français.
Notes :
1. On appréciera au passage la retenue dont a fait preuve le traducteur, Jean Bonnefoy, habituellement abonné aux centaines de « notes du traducteur » principalement dédiées à lui-même. Rien de tout cela ici. Bravo, Jean. (NdA.)