« Ce qui est, à mon sens, pure miséricorde en ce monde, c'est l'incapacité de l'esprit humain à mettre en corrélation tout ce qu'il renferme. Nous vivons sur une île de placide ignorance, au sein des noirs océans de l'infini, et nous n'avons pas été destinés à de longs voyages. Les sciences, dont chacune tend dans une direction particulière, ne nous ont pas fait trop de mal jusqu'à présent ; mais un jour viendra où la synthèse de ces connaissances dissociées nous ouvrira des perspectives terrifiantes sur la réalité et la place effroyable que nous y occupons : alors cette révélation nous rendra fous, à moins que nous ne fuyions cette clarté funeste pour nous réfugier dans la paix et la sécurité d'un nouvel âge de ténèbres ».
Howard Phillips Lovecraft (1890-1937) fait partie des grands créateurs littéraires du xx* siècle. Il est l'inventeur d'un genre inédit : le conte matérialiste d'épouvante. inscrit dans un cadre mythologique terrifiant car cohérent et scientifiquement plausible.
1 - Dans l'abîme du temps (The Shadow Out of Time, 1936), pages 9 à 111, nouvelle, trad. Simone LAMBLIN & Jacques PAPY 2 - La Maison de la sorcière (The Dreams in the Witch-House, 1933), pages 113 à 170, nouvelle, trad. Simone LAMBLIN & Jacques PAPY 3 - L'Appel de Cthulhu (The Call of Cthulhu, 1928), pages 171 à 218, nouvelle, trad. Simone LAMBLIN & Jacques PAPY 4 - Les Montagnes hallucinées (At the Mountains of Madness, 1936), pages 219 à 381, nouvelle, trad. Simone LAMBLIN
C’est la première fois que nous écrivons cette chronique à sept heures trente du matin. Avalanche de travail. En la relisant, quelques heures plus tard, aurons-nous toujours les mêmes impressions sur les ouvrages analysés ? Le fantastique ne l’emportera-t-il pas sur l’anticipation scientifique ? Nous ne manquerons pas de vous le signaler dans un post-scriptum.
« Dans l’abîme du Temps », de H. P. Lovecraft (Denoël), est la suite, si l’on ose dire, de « La couleur tombée du ciel », du même auteur, parue chez le même éditeur il y a quelques semaines. « Suite » est d’ailleurs un mot relatif, puisque ces deux titres ont été publiés groupés en langue anglaise. Ne se composent-ils pas de nouvelles indépendantes ? Le nouveau volume (fort bien traduit par Jacques Papy) se présente, comme le précédent, sous l’aspect de quatre récits dont le premier, « The Shadow out of Time », donne son titre au recueil. Son héros, Nathaniel Wingate Peaslee, professeur d’économie politique à l’université de Miskatonic, succombe un jour, en plein cours, à une crise d’amnésie et ne redevient lui-même que quatre ans plus tard. Et pendant ces quatre années, son comportement est des plus bizarres. En réalité, il est « possédé » par un de ces Anciens, nos prédécesseurs sur la Terre, mais n’ayant rien d’humain et qui, jouissant de facultés inconnues de l’homme, sont capables de se substituer à la personnalité de n’importe quel être, vivant dans n’importe quel temps, dans n’importe quel monde, cependant que celle de leur victime prend occasionnellement la place dans leur propre corps. Ce même Peaslee, voyageant en Australie quelques années plus tard, aura l’occasion de constater qu’il n’a pas rêvé, puisqu’il tombera sur des vestiges de la civilisation des Anciens, vieille de millions de siècles.
La deuxième nouvelle, « La maison de la sorcière » (The Dreams in the Witch House) – à ne pas confondre avec un roman au titre quasi similaire, dont nous parlons plus bas – est l’histoire d’un jeune étudiant, Walter Gilman, qui, vivant dans une maison jadis occupée par une sorcière, finit par effectuer des excursions dans l’inconnu où il rencontre l’ex-maîtresse de céans, son adjoint – un rat à face humaine – et, finalement, le diable lui-même qui veut lui faire signer un pacte – avec du sang, comme il se doit. Mélangé de rêve, d’irréalité et de semi-réalité, cette nouvelle n’en finit pas moins de façon très réelle et laisse le lecteur dans une certaine inquiétude, voire une certaine perplexité.
« L’appel de Cthulhu » (The Call of Cthulhu) est encore une histoire diabolique où il est question de possession, de culte vaudou, etc. Cthulhu est un génie du Mal, peut-être même le Malin en personne, dont l’aspect physique nous est révélé dans les dernières pages du récit. Habitude ou autre chose, mais cette histoire nous a semblé moins terrifiante que le reste.
« Les montagnes hallucinées » (At the Mountains of Madness) est la nouvelle la plus longue et aussi la meilleure du recueil (qui nous a paru légèrement plus faible que le précédent, tout en se classant à cent coudées au-dessus de l’ouvrage fantastique moyen). C’est l’histoire d’une expédition organisée au Pôle Sud et au cours de laquelle les explorateurs découvrent des montagnes plus hautes que l’Himalaya et les vestiges d’une civilisation antique, non humaine, et dont on ne peut dire exactement que ses représentants aiment l’homme. C’est un magnifique récit de terreur et de suspense, basé sur des données d’autant plus plausibles qu’elles paraissent scientifiques et offrant en outre tout le charme d’un documentaire.
« La maison des sorcières » (Witch House), d’Evangeline Walton (Angoisse, Fleuve Noir), est l’histoire du Dr. Gaylord Carew qui se rend dans une maison hantée pour sauver une petite fille apparemment possédée. La famille, installée dans ladite maison depuis trois siècles, a d’ailleurs une réputation de sorcellerie bien établie. Tout le roman est donc le récit de la lutte du Bien contre le Mal (car le Dr. Carew possède, lui aussi, des facultés surnaturelles) ou, si l’on préfère, d’un duel Magie Blanche contre Magie Noire. Bien qu’un peu embrouillé au début (heureusement, l’éditeur a adjoint un tableau généalogique), l’ouvrage est extrêmement intéressant, compact, très suspense. Les explications convaincront même ceux qui ne croient ni à la magie ni au surnaturel.
« Sur la planète rouge », de Paul French (Fleuve Noir), est un autre western de l’espace, moins luxueux peut-être que le précédent, mais ayant un côté spiritualiste fort sympathique. David Starr, jeune savant, est envoyé sur Mars afin de tirer au clair une histoire de légumes martiens empoisonnés qui risquent de provoquer sur Terre une panique à l’échelle planétaire. Il y parvient, avec l’aide des Martiens devenus purs esprits ou presque. Le roman possède à la fois les caractéristiques de la « science-fiction » et du « policier ». Il est logique (il n’y a pas d’air sur Mars et les semi-esprits martiens vivent sous la surface de la planète) et la progression dramatique est bien soutenue. Un peu simpliste peut-être, par moments, mais éminemment lisible.
Igor B. MASLOWSKI Première parution : 1/1/1955 Fiction 14 Mise en ligne le : 17/3/2025