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Limbo

Bernard WOLFE

Titre original : Limbo, 1952
Première parution : New York, USA : Random House, 1952   ISFDB
Traduction de Alex GRALL

Robert LAFFONT (Paris, France), coll. Ailleurs et demain - Classiques précédent dans la collection suivant dans la collection

Réédition
Roman, 424 pages, catégorie / prix : nd
ISBN : néant
Genre : Science-Fiction


Quatrième de couverture
     ATTENTION AU ROULEAU COMPRESSEUR !
     LA SOCIETE, LA MACHINE, LA GUERRE ...
     SOYEZ DES PACIFISTES INTEGRAUX !
     FAITES-VOUS COUPER LES MEMBRES !
     Limbo, publié initialement aux Etats-Unis en 1952, est l'un des plus grands romans prophétiques parus depuis la Seconde Guerre mondiale.
     Prophétique par son fond, il l'est aussi par sa forme qui annonçait les théories de McLuhan et les recherches de l'Underground.
     Un classique demeuré actuel.
Sommaire
Afficher les différentes éditions des textes
1 - Gérard KLEIN, Ailleurs et demain : Classiques, pages 7 à 9, introduction
2 - Gérard KLEIN, Préface, pages 13 à 18, préface
Critiques des autres éditions ou de la série
Edition LIVRE DE POCHE, SF (2ème série, 1987-) (2002)

     En 1972, la troisième Guerre Mondiale faisait rage. Le Docteur Martine, jeune et brillant neurochirurgien, a déserté son camp pour trouver refuge sur une île d'Afrique, microscopique et coupée du monde, où il exerce ses talents au sein d'une tribu indigène dont il est devenu un membre estimé. Mais dix-huit ans plus tard, une bande d'athlètes aux membres curieusement remplacés par des prothèses ultra-perfectionnées, investit l'île le temps d'un séjour. De peur que sa retraite ne soit découverte, Martine se voit forcé de regagner incognito le monde qu'il a quitté. Mais ce monde a bien changé  : Immob, la doctrine immobiliste qui le régit, proscrit formellement toute violence, et en signe de bonne volonté, chacun est invité à se faire couper les membres pour les faire remplacer par des prothèses confiscables à la moindre intention belliqueuse : impossible de faire la guerre sans bras ni jambes  ! Incrédule, Martine va évoluer dans cette utopie abracadabrante et découvrir avec effarement qu'il est loin d'y être étranger.
     Seul roman de Bernard Wolfe, Limbo est un texte culte pour les anglo-saxons, mais demeure bizarrement assez peu connu en France. Outre le fait qu'il s'agit d'un roman passionnant et bien écrit, le plus remarquable est que son propos, quoiqu'inscrit dans le temps (l'action se déroule entre 1972 et 1990), reste intemporel, ce qui est le propre des grands livres (l'année 1984 n'a pas ressemblé à celle décrite par Orwell, mais son roman n'en perd pas pour autant son intérêt et sa qualité). Le pacifisme passe-t-il par la passivité  ? la globalisation peut-elle se concevoir sans bipolarisation  ? Klein évoque dans sa préface Marshall MacLuhan pour des raisons d'ordre typographique (et plus précisément l'emploi de caractères démesurés) mais la mention du personnage est bien loin d'être innocente  : la notion de « village planétaire » développée par MacLuhan apparaît en filigrane du texte de Wolfe, par le parallèle, ou plutôt l'homothétie qu'il établit entre le village « primitif » où s'est réfugié le protagoniste et le siècle dont il s'est évadé et qu'il redécouvre avec stupeur.
     Impossible de s'y tromper  : plus qu'un ouvrage simplement érudit, il s'agit bien là d'une réflexion politique et sociologique d'une grande finesse, qu'il faut à tout prix se garder de dénigrer sous le prétexte qu'elle utilise des accessoires science-fictifs et se teinte fortement d'humour. De plus, il n'est pas si fréquent de trouver un excellent roman de science-fiction dont la qualité soit inversement proportionnelle à l'égotisme et à la prétention de son auteur (sauf peut-être chez Dick). Diverses péripéties éditoriales (relatées par Gérard Klein dans sa préface) ont empêché ce livre de toucher un large public en France, malgré une première traduction en 1955,  trois ans seulement après sa publication originale américaine. La réédition de cet ouvrage en mars 2001 au Livre de Poche procède donc d'une intention louable (et d'un choix éditorial courageux) de la part de son directeur de collection, Limbo étant de surcroît un texte infiniment moins commercial que les parutions récentes du catalogue Hachette... Tout lecteur peut aujourd'hui se rendre dans sa librairie préférée, et pour la modique somme de 7 €, se procurer un chef-d'œuvre méconnu. En plus, la couverture de Jackie Paternoster est plutôt réussie (j'ai d'abord cru qu'elle était de Manchu, c'est dire  !). On se demande ce qu'il attend encore, le lecteur.

Julien RAYMOND (lui écrire)
Première parution : 22/3/2002
nooSFere


Edition LIVRE DE POCHE, SF (2ème série, 1987-) (2017)

    Longtemps considéré comme un secret bien gardé, le roman Limbo de Bernard Wolfe est réédité dans une version intégralement retraduite au Livre de Poche. Doublement préfacé par un Gérard Klein toujours aussi passionnant, cet impressionnant pavé de 720 pages compte parmi les classiques intemporels de la science-fiction dystopique, au même titre que Le Meilleur des mondes et 1984. Écrit en 1952, l’unique roman de genre de Wolfe est un condensé d’intelligence dans un monde frôlant constamment l’absurde et où le pacifisme est devenu un cauchemar. Terrifié à l’idée d’une quatrième guerre mondiale – la troisième ayant eu lieu dans les années 70 –, les hommes ont instauré une doctrine radicale pour éviter l’extinction : l’Immob. Comment se combattre quand on est amputés ? Cette idée saugrenue, l’Hinterland (ce qui reste des États-Unis) et l’Union Orientale (les reliquats de l’Union Soviétique) l’ont pêché dans les mémoires d’un neurochirurgien qui s’est sacrifié durant la dernière guerre : le docteur Martine. Sauf que le fameux docteur, en guise de sacrifice, s’est plutôt réfugié sur une île à l’écart du monde, l’île des Madunjis, où une peuplade ultra-pacifique recourt à la lobotomie pour contrôler l’agressivité de ses membres. Par un coup du sort, Martine se voit contraint de rentrer au pays… et apprend l’horrible vérité sur le sort de ses concitoyens.

    Limbo est un roman étrange, d’une densité parfois étouffante et d’une érudition évidente. Parfois même trop évidente. Le principal défaut de cette anti-utopie, c’est bien évidemment la tendance de Bernard Wolfe à afficher ses connaissances dans tous les domaines et, notamment, dans celui de la psychanalyse. Nombre de passages tirent en effet en longueur et alourdissent le récit au détriment de la pagaille d’idées qui s’y trouvent développées. Limbo est l’exemple type du roman qui aurait mérité quelques coupes pour son propre bien. Passé ce défaut, l’histoire de Bernard Wolfe s’avère passionnante et profondément retorse. L’Américain pousse à son paroxysme l’idée du pacifisme et démontre avec brio comment une idée noble à la base peut se transformer en cauchemar absolu. Les hommes amputés ne sont que des parodies cybernétiques de l’espèce humaine, des marionnettes au service d’un Bien supérieur ridicule. L’originalité principale de Wolfe, c’est justement cela, de ne pas se prendre au sérieux. Bien que d’une grande cohérence, son futur s’avère bourré d’humour : l’utopie est une vaste blague. Dans le même temps, il charge les dogmes, religieux ou politiques, montrant l’inanité des messies de tout poil. Ainsi, le Dr Martine n’a rien du martyr que tout le monde croit connaître. Bien au contraire. Le décalage constant entre l’image publique du bon docteur et la véritable personnalité de celui-ci occasionne un questionnement délicieux autour de la propagande et, plus généralement, de la déification.

    Ce qui est peut-être le plus amusant, dans Limbo, c’est de constater la clairvoyance de l’auteur autour du sujet de la machine, de plus en plus envahissante, et de l’impact sociétal de celle-ci, à savoir le fameux rouleau compresseur. Cette métaphore de l’écrasement de l’homme apparait d’une actualité brûlante plus d’un demi-siècle plus tard.

    Même certaines faiblesses du récit s’avèrent intéressantes. Ne serait-ce que la considération de la sexualité et du plaisir féminin, ou l’utilisation de l’énergie atomique, intégralement erronées, mais qui reflètent à merveille l’avancée de la science de l’époque. Limbo, en plus d’être prescient à bien des niveaux, se révèle un témoin exceptionnel de son temps : peurs liées à la Guerre froide, et tendance autodestructrice de l’homme d’autant plus définitive qu’il dispose de l’arme atomique. On en revient alors à cet aspect prégnant de roman psychanalytique, trop pompeux et lourd bien souvent, mais qui développe une vraie tentative d’analyse de la folie humaine au gré du temps.

    Dernier versant de Limbo, sa tendance, glaçante, à jouer avec les codes de l’utopie pour mieux la démonter. Cette magnifique société sans violence se révèle être qu’une façade mitée. L’utopie, pour Bernard Wolfe, n’est qu’une illusion, elle n’existe pas, elle s’effondre sur elle-même. Parce que l’homme semble viscéralement incapable d’être non-violent, mais aussi parce que le principe même est hypocrite. Derrière les motivations d’apparence se cachent toujours de sales petits secrets, de petites jalousies et une peur constante de l’autre. Des sentiments humains impossibles à arracher. Ou à écraser. Même avec un rouleau compresseur. Limbo prend donc logiquement sa place dans le panthéon des classiques de la science-fiction – et au diable ses défauts.

Nicolas WINTER
Première parution : 1/4/2017
Bifrost 86
Mise en ligne le : 7/12/2022


Edition Robert LAFFONT, Ailleurs et demain - Classiques (1972)

     Limbo, roman écrit en 1952 par l'Américain Bernard Wolfe, publié en 1955 par ces mêmes éditions Laffont qui le rééditent aujourd'hui sous la jaquette or des « Ailleurs et Demain/classiques » est une œuvre qui ressortit à un genre aux limites assez floues qu'on pourrait répertorier comme « anticipation sociologique » (plutôt que comme anti-utopie, le terme me paraissant assez usé) et qui regrouperait des ouvrages aussi divers de forme et de fond que 1984 d'Orwell, Les cavernes d'acier d'Asimov ou A l'aube des ténèbres de Leiber. Un seul point commun à ces trois livres arbitrairement (et très subjectivement) choisis : leur très grande qualité. Et ce n'est pas un hasard si j'ai retiré ces trois excellents titres du flot de mes lectures passées : il se trouve simplement, pourquoi ne pas le dire tout de suite, que Limbo est de la taille des ouvrages cités et que, parmi tous les produits édités par Gérard Klein jusqu'ici, il vient se classer tout en haut de la pile, aux côtés du Vagabond et de Ubik (on me permettra de sauter Dune !).
     Nous sommes en 1990, dix-huit ans après la fin d'une meurtrière guerre nucléaire russo-américaine qui a embrasé le monde de 1970 à 1972. La Terre a eu le temps de panser ses blessures et de se remettre sur pieds. Sur deux pieds comme il se doit, blocs pas morts : l'Hinterland, qui occupe le centre des anciens Etats-Unis, et l'Union Orientale, beaucoup plus vaste, qui s'étend de l'Europe à l'Asie du sud-est. Cependant, pour que les risques d'une nouvelle guerre soient éteints à jamais, les deux puissances renaissantes ont adopté en commun une philosophie politique qui s'est formée pendant les quelques années ayant succédé au conflit ; cette philosophie porte un nom : l'Immob. Elle est fondée sur un amalgame complexe de théories, qui prend ses assises sur les études de l'agressivité de William James (Moral equivalent of war), passe par Freud et la violence dans le comportement sexuel, pour en arriver à Norbert Wiener, père de la cybernétique moderne, le tout étant soudé par divers ciments pacifistes (Gandhi) et surtout par l'application des préceptes de sémantique générale de notre vieille connaissance Alfred Korzybski (les insuffisances et le manque de précision du langage étant la source de tous les conflits : voir Science and sanity). Né d'un conglomérat de pensées aussi hétérogènes (mais, sous la plume de Wolfe, le cheminement de la théorie devient rigoureusement logique, donc crédible), l'Immob est le type même de l'aberration philosophico-socio-historique dont l'application revêt des formes particulièrement inattendues et atroces. (Wolfe a certainement pensé à la trajectoire qui va de Mein Kampf au génocide des Juifs.)
     Baignant dans des slogans universels tels que :

     QUI A DES BRAS A DES ARMES  1,
     DEUX JAMBES EN MOINS, UNE TETE EN PLUS,
     PACIFISME EGALE PASSIVITE,
     PAS DE DEMOBILISATION SANS IMMOBILISATION,
     la majeure partie de la population active des deux blocs (les moins de quarante ans à l'exclusion des femmes) a subi, est en train de subir une mutilation volontaire des quatre membres, lesquels sont remplacés par des appendices prothétiques faits en un métal spécial, le columbium, et qui fonctionnent grâce à des piles atomiques miniaturisées, une fois raccordés aux nerfs des moignons. Les raccours (ainsi se nomment ces... raccourcis) vivent heureux, ayant sublimé cette terrible amputation grâce à la certitude que, la main qui pouvait tenir une arme et la jambe qui pouvait les mener au combat étant supprimées (et remplacées par des mécanismes dociles et détachables à volonté), les causes de la guerre, de toutes les guerres, le sont aussi. Comble de la puissance du verbe, apogée du slogan, triomphe de la sémantique générale (et dénonciation par l'absurde de tous les bourrages de crâne) : la carte a fait le territoire...
     Mais Immob porte aussi en son sein une contestation encore plus radicale : pourquoi des membres de remplacement, pourquoi des prothèses ? disent les anti-pros. C'est encore trop, Immob doit être vécu jusqu'au bout. Et, forts de cette logique, les anti-pros refusent les membres prothétiques portés par les pro-pros ; couchés dans des paniers-berceaux, ces hommes-troncs dérisoires retournent à toute allure au fœtus, au néant, l'accélération de leur pratique poussant les plus fanatiques des raccours anti-pros à se faire châtrer... aboutissement logique de l'existence dans une société qui a déjà mis le sexe entre parenthèses.
     Cela, c'est le décor. Un décor qui, je l'ai déjà souligné, s'impose par sa logique absolue, et que quelques lignes d'exposition ne peuvent bien sûr que très imparfaitement faire valoir au lecteur qui ignorerait encore Limbo. Mais ce décor, s'il occupe le centre de la scène, n'est pas tout. Encore faut-il le découvrir peu à peu, et qui plus est, dans une période de vacillement, de transformation. (Et on sait que c'est le propre des meilleures œuvres que d'organiser méticuleusement des structures pour le seul plaisir de les voir éclater.) L'observateur par les yeux duquel le lecteur est invité à pénétrer la société Immob est le docteur Martine. Il eût été tentant d'en faire soit un voyageur du temps ou de l'espace (voire un endormi qui s'éveille à temps), soit simplement un raccours qui, selon la bonne tradition, prend conscience de sa condition et se révolte. Bernard Wolfe a choisi d'être plus simple, plus naturel et donc plus plausible : combattant de la guerre de 72, le docteur Martine, lobotomiste en renom, s'est simplement échappé du camp où se trouvait son antenne médicale, juste avant un bombardement nucléaire ; parti d'extrême justesse dans un avion, il a volé jusqu'à une île perdue au milieu du Pacifique, un endroit hors du temps et isolé dans l'espace (et surtout hors d'atteinte de la guerre), où vivent les Mandunji, peuplade croisée de Bantous, de Malais et d'Arabes, rejetée sur l'île lors d'un ressac vieux de plusieurs siècles. Et c'est l'arrivée sur l'île (en 1990) d'une équipe olympique de raccours commandée par « Frère Théo » qui décide Martine à renouer avec le monde qu'il a quitté depuis dix-huit ans. Il gagne donc incognito l'Hinterland, où tout le monde le croit mort...
     Son voyage sera celui de la désillusion, puis de l'horreur, de la révolte enfin, le tout étant articulé sur une révélation terrifiante : Martine, en effet, finit par découvrir que les slogans sur lesquels s'appuie la philosophie Immob, c'est lui-même qui les a écrits, en pleine guerre, dans un carnet journalier ou le combattant qu'il était alors jetait des réflexions ironiques et désabusées, mais aussi de dangereux fantasmes. Retrouvé à la fin de la guerre, après la disparition de Martine, le carnet a été à la base de la construction de cette société basée sur l'automutilation. Le présent vient ainsi s'appliquer avec force sur la brèche d'un passé artificiellement refoulé : de même que « Frère Théo » n'est autre que « Baby Face » héros de l'aviation ayant des millions de morts sur la conscience et que Martine avait opéré juste avant sa fuite, de même que Helder, le président de l'Hinterland, est son ancien compagnon de tente, l'Immob est issu des propres divagations de Martine. Chaque homme est double, sinon dans l'espace, au moins dans le temps — comme « Baby Face-Théo » qui, d'ardent pacifiste qu'il était avant la guerre, est devenu bourreau pendant. Et Martine, qui se croyait (qu'on croyait) simple observateur, se découvre créateur d'univers — et de quel univers ! Le voici donc au milieu du livre gonflé à la stature d'une sorte de dérisoire héros van vogtien (et comment en aurait-il pu être autrement, l'ombre de Korzybski planant sur le monde !), au présent broyé par son passé chargé d'un crime contre l'humanité.
     Un double crime. Car qu'a fait Martine, au cours de ces dix-huit années passées au milieu des Mandunji ? Martine poursuivait sur les mâles de la tribu des expériences de lobotomie préfrontale ayant pour but d'extirper les centres de l'agressivité. Le résultat en était des hommes certes pacifiés, mais à la personnalité diminuée, devenus apathiques, incapables de créer, inaptes sexuellement. Ainsi le « bon docteur » (qui fabriquait de « bons sauvages » — n'y a-t-il pas un peu de Schweitzer en lui ?) sent-il brusquement peser sur lui le poids de deux malédictions, de deux méfaits : ces mutilations du cerveau dont il est directement responsable, ces mutilations corporelles dont il est indirectement l'instigateur.
     Il ne lui reste plus qu'à essayer désespérément, en contactant Théo et Helder (l'apôtre et le technocrate), de faire faire machine arrière à Immob. Mais il est trop tard : la réapparition de ce créateur négatif tardivement touché par la conscience a lieu au moment précis où une nouvelle guerre nucléaire éclate entre l'Hinterland et l'Union, une guerre qui a cette fois des causes économiques clairement énoncées : la possession des rares gisements de columbium, ce métal qui, ô ironie, est indispensable à la fabrication des membres prothétiques prétendument garants du pacifisme intégral...
     ATTENTION AU ROULEAU COMPRESSEUR ! énonçait un des autres slogans de Martine. Slogan aussi vide que les autres : le rouleau compresseur est revenu, plus lourd et plus aveugle que jamais. Il ne reste plus à Martine, dont l'avenir est aussi bouché que le passé (son propre fils, devenu anti-pro, est mort devant lui dans son panier, pauvre petite chose sans membre et sans sexe), qu'à retourner dans son île, où rien ne dit qu'il trouvera la paix : le rouleau compresseur est toujours en marche.
     Limbo, ainsi que le souligne avec justesse Gérard Klein dans sa préface, est un livre au pessimisme absolu (la date de sa rédaction — on croyait alors à l'imminence d'un conflit nucléaire — éclaire naturellement ce pessimisme).
     Puisque :
     — les hommes « entiers » se font la guerre,
     — les hommes au corps bousillé se font la guerre quand même,
     — les hommes au cerveau bousillé ne sont plus des hommes,
     que faut-il faire pour s'en sortir ? Bernard Wolfe ne répond pas. A peine laisse-t-il entendre, la guerre pour le columbium à l'appui, que Marx peut bien avoir raison contre Freud et que le phénomène guerre ne vient pas de l'agressivité des hommes en tant qu'individus, mais de la stratégie planétaire des Etats. A vrai dire, on s'en serait douté... Mais l'avion de Martine plafonne toujours au point fixe, à la dernière ligne du beau livre de Wolfe. Beau parce qu'à la fois clair et profond, à la fois politique et poétique. En un mot : complet. Rarement a été atteinte avec une telle puissance d'évocation la description d'un univers cohérent dont toutes les lignes de force convergent vers un seul homme, lequel est loin d'être un surhomme ni même un « salaud » au sens sartrien du terme. Plutôt une victime, un être aliéné, un « traître objectif » peut-être mais, comme tel, dépassé, décalé, et finalement prodigieusement présent, compréhensible, donc sympathique : roman sur l'Homme, Limbo se devait d'être un livre sur un homme, qui peut-être est le révélateur de toute l'humanité.
     Je ne reprocherai à Wolfe que les longues considérations sur la frigidité féminine qu'il met dans la bouche de Martine (mais on sent bien que c'est l'auteur qui parle) et qui, n'étant pas accompagnées de références psychosociologiques, rendent un son désagréablement misogyne : il faudra mettre l'auteur dans les bras de Kate Millet ou de Germaine Greer...
     Mais ce n'est là qu'un tout petit reproche en passant : on aura compris bien sûr que Limbo est un livre essentiel.

 

 


 

 

Notes :

1. (1) Jeu de mots sur arm, qui signifie à la fois en anglais bras et arme.

Jean-Pierre ANDREVON (lui écrire) (site web)
Première parution : 1/3/1972
Fiction 219
Mise en ligne le : 28/4/2002


Edition Robert LAFFONT, Pavillons (1956)

[Critiques des livres suivants :

- Limbo de Bernard Wolfe, Ed Robert Laffont, Pavillons

- Mars ne veut pas la guerre de Louis de Wohl, Ed Salvator

- S.O.S. Galaxie de Maurice Limat, Ed Metal, Série 2000 n° 18

- Les Paladins du ciel de Jacques- Henry Juillet, Ed Grand Damier, Cosmos n° 5]

 

    1972. Date fatidique dans l’histoire de l’humanité, début de la troisième guerre mondiale. Esclaves de la cybernétique et de la sémantique, les hommes se livrent une lutte sans merci. Ou, plus exactement, l’E.M.S.I.A.G. (Electronic Military Strategy Iutegrator and Computor) américain, monstrueux cerveau électronique, fait la guerre à son équivalent eurasien, hommes et femmes n’étant que de simples pions sur un diabolique échiquier. Le Dr Martine, brillant chirurgien, opère des blessés quelque part dans une base occidentale en Afrique. On lui amène un jeune aviateur, grièvement atteint, adolescent à l’air angélique. Un vrai « Babyface », décide Martine, qui reconnaît soudain un des héros de la guerre, responsable de l’anéantissement de Paris, Varsovie et quelques autres capitales. Bien qu’ancien pacifiste, « Babyface » a donc à son actif vingt ou trente millions de morts. Comment a-t-il pu s’y résoudre ? Martine le soigne puis, dégoûté, vole un avion et s’enfuit. Même l’E.M.S.I.A.C., qui contrôle les mouvements de tous les aéronefs, ne parvient pas à le retenir.

    1990. Ère des Immobs, des pro-pros et des anti-pros, ère du Hinterland et de l’Union. Trente millions de survivants américains, autant de rescapés eurasiens, vivent face à face, appliquant à la lettre la philosophie qu’ils croient avoir dégagée du « Journal » du Dr Martine, porté tombé au champ d’honneur et considéré comme un nouveau Messie. Ces notes personnelles – amères, cruelles – le Dr Martine les avait oubliées à la base, mais son collègue, le prof. Helder, s’en est servi comme d’une Bible, non sans les avoir quelque peu « arrangées » pour les besoins de la cause – la sienne, évidemment. Devenu président du Hinterland et prenant prétexte d’une boutade du Dr Martine, il s’est fait couper les bras, afin de bien marquer sa détermination de ne plus porter d’armes. « Babyface », lui, qui avait perdu ses membres inférieurs, est son adjoint. Sur quoi une belle émulation s’est emparée des jeunes gens. C’est à qui se mutilera le plus complètement (les plus enragés parlent même de castration), tant à l’Ouest qu’à l’Est.

    Mais l’homme est inventif et crée des membres artificiels, bien plus perfectionnés que les naturels. Battus, les records sportifs ! Les pro-pros chantent les vertus de leurs bras et jambes en matière plastique (si on veut vous mobiliser, il est si facile de les enlever !), mais les anti-pros, dans leurs paniers, estiment que seule la position horizontale, l’Immob intégral, assure la paix parfaite et mènent à cet effet une campagne qui rappelle les plus beaux temps des suffragettes.

    Toujours 1990. Le Dr Martine n’est pas mort. Il a passé dix-huit ans dans une île de l’océan Indien, opérant les indigènes afin de chasser de leur cerveau tout esprit d’agressivité. Mais il s’aperçoit que l’intervention leur enlève aussi tout appétit sexuel. Un beau jour, des inconnus arrivent dans l’île, des Blancs aux membres en matière plastique. Et, autant par crainte que par nostalgie de la civilisation, le Dr Martine quitte son Éden et part pour Hinterland. Hélas, Immobs ou munis de prothèses, les hommes ne sont pas devenus des saints. L’espionnage est interdit, tout chef belliciste peut être légalement abattu, mais sémantique et cybernétique sont plus puissants que jamais. La nouvelle émulation sportive n’est peut-être qu’une variante camouflée de l’instinct guerrier. D’ailleurs, les Nègres continuent d’être brimés par les Hinterlandais ; on va jusqu’à leur refuser le droit de s’amputer volontairement, cependant que l’Union ne songe qu’à libérer les concitoyens de Helder de l’oppression et de l’exploitation capitalistes. J’attaque pour mieux me défendre, si vis pacem, para bellum… Et le Dr Martine assiste au déclenchement de ce qu’il croyait à jamais banni. Les responsabilités ? Partagées, bien sûr. Helder n’est qu’un masochiste ambitieux, un obsédé sexuel. Un jour, n’a-t-il pas violé une jeune fille ? Quant aux « ennemis », eh bien, ils ont, eux aussi, leurs petits travers.

    Ce résumé volontairement dépouillé ne vous donne qu’une faible idée de l’apocalyptique « Limbo », de Bernard Wolfe (Ed. Robert Laffont). On citera, à propos de ce livre, Aldous Huxley et George Orwell. Mais « Le meilleur des mondes » du premier, « 1984 » du second, sont de simples cauchemars d’intellectuels à côté du séisme à l’échelle planétaire qu’est « Limbo », tant sur le plan philosophique que sur celui de l’A.S. Anarchiste, l’auteur ? Il se peut. Il devrait l’être pour avoir imaginé un monde bâti sur un canular du genre des « notes » du Dr Martine. Wolfe laisse nombre de questions sans réponse – et pour cause – car, si on les connaissait, il n’y aurait peut-être jamais plus de guerre. Oserai-je dire que la collaboration qu’il a prêtée à Mezz Mezzrow pour « La rage de vivre » le prédisposait à écrire « Limbo » ? Le jazz n’est-il pas, lui aussi, la manifestation de certains « instincts » ? En tout cas, ici comme là-bas, on sent comme une espèce de désir de « se libérer ». L’on finit par se demander, après avoir tourné la dernière de ces 428 pages, s’il ne faut pas donner raison à ceux pour qui les sciences, même apparemment les plus utiles et les plus innocentes, ne portent pas en elles le germe de la damnation morale et de la destruction physique de l’espèce humaine. Malgré ses défauts, malgré ses silences, voilà une œuvre hallucinante, exceptionnelle. La traduction d’Alex Grall ne se sent pas – c’est le plus beau compliment que je puisse lui décerner – elle est à la hauteur de « Limbo ».

    « Mars ne veut pas la guerre », de Louis de Wohl (Ed. Salvator, Mulhouse), est un livre spiritualiste et symboliste. En effet, l’auteur y oppose des Martiens parvenus au plus haut stade de l’évolution morale à un savant terrien qui joue le rôle d’un diabolus ex machina, voire du diable tout court. Entre ces deux extrêmes se débattent un groupe d’astronautes qui finissent par y voir clair, mais non sans peine. Si les intentions de Louis de Wohl sont nobles, leur exploitation n’est pas dénuée d’une certaine naïveté qui a probablement séduit le lecteur américain moyen, mais qui risque de provoquer un sourire chez les sceptiques que sont nombre d’amateurs de S.F. français. (Je le regretterais d’ailleurs en pensant en particulier à la fin qui, par sa fraîcheur et par son innocence, m’a séduit). À l’intention de ceux qui, dans l’A.S., ne voient qu’un moyen d’évasion, j’ajoute que bien des aspects de ce roman, édité par une maison de province (trop blasées, les parisiennes !), leur plairont s’ils ne le lisent que dans ce but.

    « S.O.S. Galaxie », de Maurice Limat (Ed. Métal), est un space-opera dans tout le sens du terme. Nous sommes à bord d’un vaisseau-école interplanétaire que l’on détourne de son cours pour l’envoyer dans une lointaine galaxie, victime d’une nova, afin d’en sauver les populations. Malheureusement, un des aspirants, commandant le vaisseau à tour de rôle, aperçoit à la télévision une charmante jeune femme prisonnière sur un satellite voisin (façon de parler) et qui, elle aussi, veut sauver sa vie. Coup de foudre, désobéissance, menace de châtiment, fuite. Ajoutons que l’aspirant a un frère jumeau… Pas mauvais, si on n’exige pas de l’auteur plus qu’il ne veut en donner, mais un peu en retrait du niveau moyen de la collection.

    « Les paladins du ciel », de Jacques Henry-Juillet (Ed. Grand Damier), nous conte l’histoire de nos descendants qui, après un long, très long séjour, dans un autre univers, retournent sur notre planète, endormie par des Puissances Supérieures, pour la réveiller. Si l’on en croit le manuscrit de Hurt, membre du peuple des Invisibles, c’est le 21 juillet 1957 que nous risquons de nous endormir en expiation de nos turpitudes. Quant au réveil, la date n’en est pas fixée, mais, rassurez-vous, lorsque vous sortirez de cette léthargie, vous n’aurez l’impression d’avoir dormi que quelques jours. Le roman n’est jamais ennuyeux mais s’adresse davantage aux auditeurs de Radio-Luxembourg ou d’Europe N°1 qu’à ceux du Troisième Programme de la B.B.C.

Igor B. MASLOWSKI
Première parution : 1/3/1956
Fiction 28
Mise en ligne le : 21/4/2025


Edition LIVRE DE POCHE, SF (1ère série, 1977-1981) (1978)

 
     UNE ENIGME

     Ce texte de 1954, deux fois publié par Laffont — en 1955 d'abord, puis en Ailleurs et Demain classiques — reste une sorte d'énigme pour moi. Comment expliquer la fascination qu'exerce ce roman ? Ce n'est pas le style : il est peu original. Le thème alors ? Cette espèce de variation sur la Parabole du grand inquisiteur est en effet fascinante. Voir le livre qui fonde une société, puis les étonnements de l'auteur dudit livre, de nombreuses années après, ou comment une utopie devient une idéologie. Cela doit jouer. En fait, en ces périodes où la croissance zéro est un choix possible, où les moratoires nucléaires sont à envisager, ce livre est désespérant. Il insiste sur l'impossibilité de freiner l'agressivité humaine. Du moins au premier abord : à y regarder de près, si l'échec est avéré, ce ne semble pas « parce que les hommes sont ainsi », c'est plutôt que dans le monde d'Immob, on a bien changé de religion officielle, mais on a gardé le reste. Comme le rappelle le Docteur Martine « le chiendent c'est qu'il existe des hiérarchies, et qu'elles constituent une survivance de la période pré-immob » 301). Et pas uniquement des hiérarchies : voir ce qui est dit du racisme (299). Rien dans les sociétés qui se réclamant d'Immob n'a changé : les mêmes cadres, les mêmes technocrates. Aussi est-ce lé même résultat qu'on laisse présager comme probable. Il faut féliciter les directeurs d'avoir gardé la préface de G. Klein ; elle est toujours d'actualité, et elle aidera sûrement de lecteurs neufs à prendre contact, et avec le texte, et avec le genre.

Roger BOZZETTO
Première parution : 1/6/1978
dans Fiction 291
Mise en ligne le : 9/7/2010

Cité dans les Conseils de lecture / Bibliothèque idéale des oeuvres suivantes
Denis Guiot & Jean-Pierre Andrevon & George W. Barlow : Le Monde de la science-fiction (liste parue en 1987)
Lorris Murail : Les Maîtres de la science-fiction (liste parue en 1993)
Stan Barets : Le Science-Fictionnaire - 2 (liste parue en 1994)
Association Infini : Infini (1 - liste primaire) (liste parue en 1998)
Francis Valéry : Passeport pour les étoiles (liste parue en 2000)

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