Howard Phillips Lovecraft est, de l'avis unanime, l'écrivain contemporain dont l'œuvre est la plus digne d'être comparée à celle d'Edgar Allan Poe. La Couleur tombée du Ciel, l'Abomination de Dunwich, etc., sont des récits qui s'écartent radicalement des sentiers battus, qui rompent avec toutes les conventions de la littérature d'anticipation ou de la littérature fantastique. A l'intérieur de ce volume, un autre monde vous attend qui vous fera frissonner pour votre plus grand plaisir.
1 - Jacques BERGIER, H.-P. Lovecraft (1890-1937), pages 7 à 8, introduction 2 - La Couleur tombée du ciel (The Colour out of Space, 1927), pages 9 à 42, nouvelle, trad. Jacques PAPY 3 - L'Abomination de Dunwich (The Dunwich Horror, 1929), pages 43 à 91, nouvelle, trad. Jacques PAPY 4 - Le Cauchemar d'Innsmouth (The Shadow Over Innsmouth, 1936), pages 93 à 166, nouvelle, trad. Jacques PAPY 5 - Celui qui chuchotait dans les ténèbres (The Whisperer in Darkness, 1931), pages 167 à 239, nouvelle, trad. Jacques PAPY
Dans le domaine de la SF romancée, l'événement du mois est la parution chez Denoël du fort intéressant volume de H. P. Lovecraft qui, dans sa version française, porte le titre de la première des quatre longues nouvelles qui le composent « La couleur tombée du ciel. » Disons tout d'abord qu'il ne s'agit pas d'A. S. à proprement parler, mais de récits fantastiques basés sur la démonologie. Grand spécialiste des questions surnaturelles issues de la magie noire, Lovecraft (mort il y a peu de temps) était aussi un maître de l'Épouvante, avec un E majuscule. Et c'était, en même temps, un écrivain magnifique. Les quatre nouvelles contenues dans ce premier recueil (un second doit suivre sous peu) s'intitulent : « La couleur tombée du ciel », « L'abomination de Dunwich », « Le cauchemar d'Innsmouth » et « Celui qui chuchotait dans les ténèbres ». Mes préférences personnelles vont, dans l'ordre, à la deuxième, à la première, à la quatrième et à la troisième.
« L'abomination de Dunwich » ne vole pas son titre. C'est un « cauchemar » dans tout le sens du terme, d'une qualité littéraire telle que les horreurs qu'il évoque deviennent d'affreuses réalités. Une histoire de démon, bien sûr, qui par l'intermédiaire de son « petit frère », mélange d'homme et de diable, tente d'établir son emprise sur le monde. Récit monstrueux, gluant, visqueux, il fait, à la fin surtout, songer au genre de rêve où l'on se sent écrasé par quelque objet aux proportions infinies sans qu'on puisse bouger pour y échapper. Un pur chef-d'œuvre.
« La couleur tombée du ciel » nous raconte comment un objet mystérieux, venu des cieux, s'enfonce dans la cour d'une ferme américaine et, peu à peu, contamine et pourrit tout ce qui se trouve dans les environs : terre, plantes, animaux, hommes. Histoire angoissante dont le mystère et même, dirais-je, le suspense grandit de page en page, c'est un spécimen typique de l'œuvre de Lovecraft.
« Celui qui chuchotait dans l'ombre » est la nouvelle qui, en un sens, est la plus proche de l'Anticipation Scientifique proprement dite. Il y est question d'êtres mystérieux, établis en Nouvelle-Angleterre, mais provenant d'une autre planète et qui cherchent à s'emparer d'un homme qui a deviné leur secret. Là également, l'épouvante est magnifiquement maintenue, et Lovecraft a su admirablement équilibrer les éléments de S.F. et le fantastique de son histoire, « Le cauchemar d'Innsmouth », enfin, qui se déroule dans une petite ville quasi abandonnée du nord-est des États-Unis, a pour thème l'existence dans cette région d'une race qui, d'après l'auteur, serait un mélange d'hommes et de batraciens. Les individus issus de ce croisement seraient capables de vivre sous l'eau où ils possèdent un royaume à eux.
Fort bien traduit par Jacques Papy, le volume souffre néanmoins d'un défaut que j'avais déjà dénoncé à propos de la nouvelle « Mitkey», parue dans un autre livre de Fredric Brown dans cette même collection, à savoir le « parler paysan » que l'adaptateur a utilisé pour rendre le patois local de la Nouvelle-Angleterre. C'est particulièrement gênant dans les première et troisième nouvelles où nous devons lire des pages entières comme : « Pour c'qui est des dieux, y donneraient en échange des tas d'poissons qu'y ramèneraient d'tous les coins d'la mer, et quéque bijoux… Et comme ça, m'sieu, les natifs y rencontraient les criatures su' la p'tite île…» Gageons que Papy s'est donné beaucoup de mal mais, à mon avis, ce n'était vraiment pas la peine. Au contraire, ce style alourdit considérablement son excellente traduction et, dans « Le Cauchemar d'Innsmouth », ça devient parfois insupportable.
Au Fleuve Noir, je vous signale un bon Vargo Statten : « À travers les âges » (Across the Ages), où l'on voit un petit représentant de commerce, Jeffrey Collins, devenir le maître du monde, après avoir réussi à découvrir un secret des Atlantes qui lui assure cinq mille ans d'existence et une invulnérabilité à peu près complète. Ce thème a permis à l'auteur d'illustrer de façon très convaincante la solitude dans laquelle vit un dictateur qui voit mourir autour de lui tous ses parents et intimes. Statten a également employé une chute finale qui rappelle ce magnifique film anglais d'il y a une dizaine d'années, « Au cœur de la nuit », et qui lui permet de conclure sur une note de fatalité imminente. Roman intéressant que j'ai lu certaine nuit de 2 à 4 heures, sans pouvoir le refermer, dans une bonne adaptation d'A. Audiberti.
Le Fleuve Noir publie également le plus récent Jimmy Guieu, « Le Monde oublié », ou l'auteur revient sur un thème qui lui est cher et qu'il a déjà exposé dans « Nous les Martiens », à savoir que les diverses races de l'humanité descendent de peuples martiens et vénusiens chassés par des cataclysmes galactiques de leurs planètes respectives. Cette fois, il s'agit d'une colonie martienne établie sous terre, au pôle Sud. Les glaces qui s'accumulent dans l'Antarctique risquant de faire basculer la Terre, les dirigeants de l'époque décident de les faire sauter, ce qui ne rencontre évidemment pas l'approbation de tout le monde, notamment du président de l'Union Sud-Africaine dont le pays risque d'être submergé. Des savants français et américains, envoyés pour étudier sur place les conditions dans lesquelles il faudra faire procéder à l'opération, réussissent à découvrir la retraite des descendants des Martiens et sont faits prisonniers. À partir de ce moment, le roman se transforme en pure œuvre d'aventures non dépourvue d'ailleurs d'intérêt sociologique (lutte pour le pouvoir entre les traditionaliste, du genre « après moi le déluge », et les modernes, prêts à émigrer et à se mélanger à notre humanité). Écrit dans le style simple et sans prétentions propre à Guieu, le livre se lit avec plaisir malgré quelques petites longueurs.
Aux Éditions Métal, dans la « Série 2000 », un amusant roman de Jean Lec, « L'Être multiple », histoire de deux Français moyens qui, à bord d'un appareil intersidéral, se retrouvent, par erreur, un peu trop loin dans l'espace et finissent par atterrir, si j'ose dire, sur une planète habitée par des nains bizarres au comportement un peu automatique et qui se révèlent en définitive être les éléments vaguement autonome d'un « être multiple » unique, variante d'un thème déjà utilisé par Barjavel dans « Le voyageur imprudent ». Sous des aspects satiriques (réactions des deux voyageurs qui s'étonnent que tout, dans ce monde inconnu, soit différent du leur, et qui ne comprennent pas qu'il puisse y avoir des êtres vivants ayant des réactions autres que celles d'un… Français moyen), le roman a, en réalité, plus de profondeur qu'il ne paraît en posséder à la première lecture, encore qu'il soit difficile de dégager la philosophie de l'auteur. C'est en tout cas d'une lecture plaisante et la présentation ne manque pas d'originalité : journal d'un des voyageurs coupé constamment par les remarques scientifiques et littéraires du lecteur de la maison d'édition à qui l'astronaute involontaire a confié son manuscrit aux fins de publication.
« La lune de la Hurle-aux-Loups », d'Erik J. Certon (Éd. de la Corne d'Or), deuxième volume de la collection « Épouvante », a visiblement été écrit sur commande. De là un certain nombre de faiblesses qu'on ne trouve pas dans les autres romans de cet auteur, en particulier des ficelles un peu grosses et des procédés trop classiques pour susciter notre angoisse (pendus, foudre, belle femme aux prises avec un fou). D'un autre côté, je dois quand même reconnaître que le roman se lit avec une très grande facilité, n'ennuie jamais et possède tous les éléments nécessaires pour assurer son succès auprès du grand public. L'histoire, assez simple, se résume en deux mots : Éva Monestier, sympathique jeune fille qui a eu divers malheurs dans son existence, tombe entre les mains d'un pseudo-savant qui, vivant dans une région à peu près inhabitée de l'Auvergne, veut créer une race d'hommes-loups en procédant à des croisements peu orthodoxes. Certon, avec beaucoup de métier, fait appel aux sentiments de « preux chevalier » qui sommeillent dans tout homme et qui font qu'on se sent constamment solidaire de la malheureuse héroïne aux prises avec le fou. Écrit au fil de la plume, mais très vivant, plein de rebondissements et de chutes.