De Bug Jack Barron, il faudrait tout citer pour donner au lecteur une idée exacte de la richesse de son contenu, ou alors le recopier ligne après ligne. Ici même (voir Fiction no 218), Serge-André Bertrand a dit quel choc faisait ce livre (dont la traduction par Guy Abadia mérite tous les éloges), et quel fossé irrémédiable il creusait entre les partisans de la « vieille » SF et ceux de la nouvelle. Bug Jack Barron (nous préférons ce titre interjectif — qu'il eût peut-être été préférable de garder tel quel, dans l'impossibilité d'une traduction littérale — à Jack Barron et l'éternité) étant par ailleurs un livre écrit avec les tripes, qui s'absorbe comme un alcool fort qui râpe le gosier, il parait impossible d'en rendre la saveur en quelques pages rétrospectives. Ou, si l'on veut, le roman de Spinrad étant tout entier fait sur la surface bouillonnante des choses et ne possédant pas de ces subtils « seconds degrés » qui font la joie des critiques et justifient (peut-être) leur travail, il faudrait, de peur de trahir et dans l'assurance d'être inutile, s'arrêter là, avec cette injonction lecteurs de Fiction, Bug Jack Barron est LE livre qu'il faut absolument lire cette année !
Je me force cependant à ne pas céder à ce terrorisme et je vais tenter de faire de ce chef-d'oeuvre une « description » aussi objective que possible, avec collage de quelques morceaux choisis.
L'action a pour cadre les Etats-Unis d'un futur très proche — disons une quinzaine d'années — mais c'est aussi un futur métaphorique qui peut très bien reculer à mesure que le temps passera. Jack Barron est le réalisateur et la vedette d'une émission TV à scandale.
Bug Jack Barron («
Quelque chose vous fait suer ?... Alors faites suer Jack Barron ! »), qui est du genre « En direct avec le public », c'est-à-dire que n'importe quel téléspectateur (en principe) peut poser n'importe quelle question, lancer n'importe quelle accusation (en principe aussi), avec l'assurance qu'en cours d'émission l'accusé répondra sur l'antenne. Naturellement, et de cela le responsable n'est pas tout à fait dupe, l'émission ne doit pas dépasser les bornes de la contestation admissible, c'est-à-dire qu'elle s'arrête aux frontières de la haute politique ou de la haute finance — ce qui revient au même de toute façon. Barron, en fait, avec son auréole de justicier audiovisuel, est la soupape de sécurité qui permet au système d'être tolérable en lâchant du lest de temps à autre. Il sait parfaitement jusqu'où il peut aller trop loin ; il est en somme un alibi, dont la soif apparente de justice est immédiatement récupérée — ce que n'ignore pas Barron quand il se donne la peine de s'interroger à fond sur lui-même. D'ailleurs l'émission est produite par une marque de cigarettes assez spéciales, les
Acapulco-Golds, «
la meilleure cigarette américaine à la marijuana et... naturellement cent pour cent non-cancérigène »
1, c'est tout dire de l'objectivité qu'elle peut se permettre.
Mais le personnage de Barron est complexe. C'est un homme tiraillé entre l'amour et la politique, qui sont les deux assises de sa vie (ou plutôt de son passé) et qui accessoirement sont aussi les deux lignes de force structurant l'ouvrage. Jeune étudiant, Barron fut l'un des membres fondateurs de !a C.J.S. (Coalition pour la Justice Sociale), mouvement mi-réformiste rni-révolutionnaire animé par les « Bébés Bolcheviques », dont faisait aussi partie son ami Lukas Greene et la femme qu'il a aimée, Sara Westerfeld. Mais le temps des illusions est passé. Tout s'est dégradé : Lukas. homme de couleur, est maintenant gouverneur du seul Etat noir des USA, le Mississippi qui, avec les ruelles sordides de sa capitale faisant une ceinture de misère au splendide palais de marbre de Green, semble n'être qu'une caricature de certaines républiques africaines contemporaines :
« La Rue, unique artère de Lenox Avenue à Bedford à Fulton St., sous-produit interchangeable de l'Amérique noire, rue de putains de camés d'infâmes bouis-bouis de boites à jazz et de boites à strip-tease ; fourgueurs furtifs au coin des rues mal éclairées, soûlauds, la Rue de la Désolation. » (p. 243)
Il y a beaucoup d'amertume dans cette évocation, et peut-être la charge a-t-elle dépassé les véritables intentions de l'auteur. Car il ne fait pas de doute que sa sympathie va aux minorités opprimées et que la lutte des Noirs recueille toute son approbation... Mais sans doute Spinrad n'a-t-il pas voulu non plus tracer un tableau d'un optimisme lénifiant, alors que son livre s'adresse de toute évidence aux temps présents.
A côté de Lukas Greene, avec qui Barron entretient encore des relations ambiguës, basées sur l'estime du passé et le mépris du présent (pour chacun des deux hommes, l'autre est un planqué, un traître, et tous deux savent bien que c'est la vérité), il y a Sara. Sara qui a coupé les ponts avec Barron dès lors que celui-ci, abandonnant le combat des Bébés Bolcheviques, est devenu, sur sa réputation de révolutionnaire, une vedette de la télévision. Sara vit au « Village », et bien qu'aimant encore Jack secrètement, « ... elle semble avoir été la maîtresse de tous les inadaptés sociaux du Village. » (p. 76). De son côté Barron, qui ne l'a pas oubliée, essaye de retrouver son corps et son visage à travers toutes ses conquêtes faciles du mercredi soir, une fois éteints les spots glorieux de son émission...
Voici donc le décor planté, les acteurs mis en place. On se rend compte des très grandes similitudes qui existent entre le roman de Spinrad et L'orbite déchiquetée de Brunner (voir critique dans le no 216) . même back-ground social et même personnage central (chez Brunner, Matthew Flamen. le « mouchard », est lui aussi responsable d'une émission à scandale). Mais, sans vouloir refaire a posteriori la critique de The jagged orbit, je vois qu'on peut signaler en passant que le livre de Spinrad est infiniment supérieur à celui de son confrère britannique : les péripéties qui organisent la progression de l'action sont liées plus organiquement au décor, la vision politique y est plus claire, moins suspecte de complaisances, et surtout le langage torrentueux et dévastateur de Spinrad ne peut se comparer au style assez morne de Brunner.
Mais revenons à Jack Barron. Ses certitudes provisoires commencent à vaciller lors d'une première émission consacrée à Benedict Howard, milliardaire lié au parti démocrate et créateur de la Fondation pour l'immortalité de l'Homme. La Fondation a réussi à mettre au point un procédé cryogénique permettant de garder en hibernation les êtres vivants, dans l'attente de la découverte qui permettra de les guérir s'ils sont malades, voire de prolonger indéfiniment leur vie. Howard est sur le point de faire voter par le Congrès une loi lui accordant le monopole absolu des recherches sur l'hibernation et l'immortalité. Apprenant qu'un million de personnes (à 50000 dollars par individu) ont déjà été mises au frigo, Barron peut apprécier l'étendue de la fortune d'Howard et aussi le pouvoir politique grandissant qu'il tient entre ses mains : que pourrait-on refuser à un homme qui détient le pouvoir de vie et de mort ?
C'est donc à cet empire en formation que Jack Barron s'attaque, mais doucement d'abord, car il cherche aussi à savoir, en bon profiteur qu'il est, s'il n'y aurait pas quelque chose à gagner en se rangeant du côté d'Howard. Ce dernier, pour sa part, voudrait bien s'attacher Barron qui pourrait l'aider à faire accepter son projet de loi, grâce à l'impact de son émission. Le milliardaire s'arrange alors pour relancer Sara dans les bras de Barron (« Une putain au cerveau détraqué, mais elle te tient par les couilles, hein, Barron ! » : p. 79), puis il leur offre à tous les deux une place dans un hibernateur. Mais la partie s'annonce serrée, car Lukas Greene, qui est parvenu à monter une plate-forme électorale commune au C.J.S. et au parti républicain (Spinrad, avec cette curieuse alliance tactique de la gauche et de la droite, donne évidemment une estocade supplémentaire aux combines électorales), propose à Barron de se présenter pour eux à la présidence des Etats-Unis, contre le candidat démocrate, Ted le Prétendant (allusion à Ted Kennedy). Pour faire basculer définitivement Barron, Howard lui assène une révélation stupéfiante : les savants de la Fondation ont d'ores et déjà trouvé le secret de la vie éternelle ; Howard lui-même a reçu le traitement et propose à Jack et Sara d'en bénéficier immédiatement s'ils passent de son côté.
Comment résister à une telle offre ? Le couple accepte et subit l'opération dans la clinique secrète de la Fondation, au milieu des Montagnes Rocheuses. Mais c'était un piège. Howard, sitôt Jack et Sara remis sur pieds, leur révèle le secret de l'immortalité : le traitement n'est réalisable que grâce à une greffe de glandes irradiées dans le corps de leurs porteurs encore vivants, des enfants noirs de moins de douze ans, que le milliardaire achète ou fait enlever et qui meurent dans d'atroces souffrances, le corps rongé par des cancers proliférants. Ainsi, pour avoir voulu gagner la vie éternelle, Jack et Sara se sont condamnés à un perpétuel enfer de remords, étant devenus malgré eux complice d'un crime monstrueux, un crime qui rend dérisoire toutes les luttes, de leur jeunesse. De plus, ils ont les mains liées vis-à-vis de Benedict. On ne s'étonne pas après cela que leurs étreintes aient un goût amer. un horrible goût de vies volées :
« Leurs haleines mêlées, il sentit les cavernes de son âme ouvertes sur sa bouche et comme une éruption de chair massive et souple la langue tiède de Sara s'engouffra en lui l'écrasant dans un renversement de plaisir masculin-féminin, l'emplissant d'une envahissante présence liquide, créature amorphe et autoguidée, organisme tremblant et aveugle issu des profondeurs intimes de son corps comme une glande-témoin des jus secrets de vie distillés goutte à goutte distillés dans sa bouche et emplissant ses joues de liquides poisseux de sirops sécrétés goutte à goutte limace molle glande visqueuse et verte distillant sécrétant distillant sécrétant des fluides usurpés dans sa bouche gonflant ses joues du sang des bébés cancéreux, I'étouffant, le noyant dans des fluides de vie usurpés, nectar poisseux de l'immortalité volée aux bébés noirs endormis sur la longue pente de l'Eternité... » (p. 309)
Mais Sara ne peut résister à cette terrible culpabilité qui l'oppresse. Le soir où, au cours de son émission hebdomadaire, Jack doit affronter une dernière fois Howard, mais cette fois pour le blanchir, la jeune femme, soumise au vertige du L.S.D., saute par la fenêtre de sa chambre et se tue. Barron qui l'apprend à temps, désespéré, se moquant des conséquences personnelles que pourra avoir son acte, révèle au public le hideux secret de l'immortalité. Howard s'effondre et se replie dans la folie... peut-être pour l'éternité. Et Barron, auréolé du prestige des martyrs héroïques, ne sera pas inquiété, aura même toutes les chances de vaincre Teddy le Prétendant dans la course à Washington. (S'il est élu, il prendra Greene comme vice-président et se retirera pour lui : « Une fois qu'on aura fait entrer un Noir à la Maison Blanche, même par la petite porte, plus rien ne sera pareil » : p. 366)
Happy-end donc, mais happy-end profondément amer, désabusé. Jack a vaincu, certes, et comme on le voit il a encore des illusions. Mais justement ce ne sont que des illusions. En attendant. il se retrouve immortel — et seul. Ce n'est pas drôle. Il ne lui reste qu'à oublier Sara en faisant l'amour avec sa secrétaire. Pour panser ses blessures, il a le temps : « Tout le temps du monde »
Ainsi se referme le magnifique roman de Spinrad, dans lequel on peut bien sûr trouver des erreurs de détail. Sans doute ne croit-on pas tellement, en fin de compte, à cette opération-miracle qui rend immortel. Sans doute aussi quelques coïncidences arrivent-elles un peu trop à point : ainsi de la participation à l'émission de l'homme qui a vendu son enfant et qui fournit à Barron la matière de ses premiers soupçons, ainsi de la mort de Sara qui permet de dénouer une situation bloquée et d'amener la défaite d'Howard. Mais cela n'a aucune importance.
Comme j'ai tenté de le montrer, Bug Jack Barron s'impose par son langage, brisé, bousculé, cru, provoquant, tout à fait dans la lignée de cette nouvelle école américaine du refus et de la contestation, qui prend peut-être ses racines lointaines chez Joyce et Dos Passos mais qui a subi un nouveau départ avec Un rêve américain de Norman Mailer. Et ce n'est pas non plus par hasard que la politique et la sexualité sont si intimement liées dans le roman : on sait que les deux facteurs vont de pair, la révolution sexuelle ayant une place importante à l'intérieur de la révolution libertaire qui secoue en profondeur la jeune Amérique d'aujourd'hui. De même, on sait que l'emploi d'un langage volontairement ordurier est aussi une arme (employée notamment par les Black Panthers) pour perturber les règles du jeu social en société bourgeoise, pour disloquer l'ordre culturel établi :
« Malcolm Shabazz (...) représentait tout ce que les Caucasiens voyaient quand ils entendaient le mot nègre : un sauvage ignare et hurleur, un singe puant, un traine-la-pine et un vendu à Pékin. Et cet enfant de putain de Malcolm le savait, s'en servait, se faisait le point de ralliement de toute l'hostilité caucasienne, la cible première de la tribu cinglée des adorateurs de Wallace, encaissait leurs injures, leurs saletés, s'en délectait, puisait des forces dans leurs hargnes féroces, leur disait : » Regarde-moi, blafard, je suis un Noir, un vrai de vrai, je t'abomine, l'avenir c'est la Chine, et ma bite est plus grosse que la tienne, tu peux crever, sale cauc ! »(pp. 9 et 10)
Naturellement certains refuseront le roman de Spinrad avec une moue dégoûtée (à cause du sexe) et un tressaillement de tout leur être (à cause de la politique). Et ceux-là diront : ce n'est pas de la science-fiction !... Disons-le tout net, ces lecteurs ne sont pas en retard seulement en littérature, mais tout simplement dans la vie. Il ne s'agit donc plus de les convaincre. Seulement de les plaindre.
Notes :
1. Ceci est à peine de l'anticipation puisqu'on commence à parler aux U.S.A. de légaliser l'usage de la marijuana.