Si l'écrivain américain Jack Williamson (né en 1908) souffre aujourd'hui en France d'un grave déficit de notoriété, rappelons qu'il s'est rendu célèbre en son temps pour sa série de
space opera de
La Légion de l'espace. Il s'est aussi essayé à la Fantasy (
Sang doré),
au thriller futuriste (
Les humanoïdes)
et au fantastique, avec
Plus noir que vous ne pensez (1940) aujourd'hui réédité par les éditions Joëlle Losfeld. D'aucuns considèrent ces deux derniers romans comme les meilleurs de Williamson. Il est vrai que ses récits des années trente, bien que fort sympathiques, étaient surtout faits de bric et de broc et ne s'embarrassaient pas d'un style digne de ce nom — sauf si une armada d'adjectifs et d'adverbes édifiants (le mot « terrifiant » placé deux fois par page, par exemple) est considérée comme un style à part entière...
Plus noir que vous ne pensez n'échappe pas entièrement à la règle, mais fait preuve d'un effort stylistique patent. Allons voir de plus près. Un journaliste alcoolique, Will Barbee, enquête sur la mort inexpliquée du professeur Mondrick — terrassé en plein discours avant d'avoir pu dévoiler au monde entier sa terrible découverte. Will Barbee se transforme-t-il vraiment en animal sauvage, la nuit, comme le prétend la très attirante April Bell, ou est-il seulement victime de son inconscient, comme le suggère le très pragmatique Dr Archer Glenn ? Barbee, luttant contre ses démons intérieurs, est confronté à une opération eugénique sans précédent dont l'enjeu n'est autre, évidemment, que l'avenir de l'humanité.
Plus noir que vous ne pensez s'apparente bien sûr au fantastique, mais aussi au roman noir : le journaliste désabusé et porté sur la bouteille, la femme fatale de service, les manipulations, les complots, etc., l'inscrivent en effet dans la plus pure tradition du genre. Mais la nature très particulière du héros — que nous ne révélerons pas ici — permet d'établir un suspense inédit. L'enjeu de la lutte intérieure de Barbee n'est en effet rien de moins qu'une guerre larvée opposant les humains proprement dits et les descendants d'une race aux pouvoirs effrayants, jadis exterminée par l'Inquisition (mais qui subsiste encore sous forme de gènes isolés au cœur de notre patrimoine génétique). Inutile de vous dire que le thème du loup-garou prend lui aussi une autre dimension !
Car non seulement Williamson nous révèle l'origine de la plupart de nos mythes, mais il tente de surcroît de leur conférer une assise scientifique
1 : les phénomènes de lycanthropie (ou ses équivalents) seraient liés à une maîtrise instinctive des probabilités par certains individus porteurs des gènes cités plus haut. En effet, dans l'absolu, les particules constituant tel ou tel être vivant sont les mêmes ; seul leur agencement diffère. Les sorciers, les loups-garous, auraient donc le pouvoir de forcer les probabilités et d'adopter la forme désirée (et même à passer à travers les murs). Cette idée apparemment farfelue préfigure en fait les spéculations d'auteurs modernes comme
Greg Egan, qui dans
Isolation invente
l'étalement et la
réduction, c'est-à-dire le choix d'une réalité parmi les possibles, et la destruction instantanée de toutes les autres (idée d'ailleurs déjà développée par Williamson dans le plaisant
Legion of time 2 en 1938).
Avec ce roman hybride, Williamson aurait donc pu devenir l'égal d'un
Matheson ou d'un
Lovecraft, mais une fâcheuse tendance à la facilité et aux métaphores sexuelles risibles (Barbee-le-serpent-géant glissant sur le corps nu de la belle April ; les cuisses nues de la belle April enserrant le corps musclé de Barbee-le-loup-gris...) ne favorise certes pas sa consécration... Il n'est toutefois pas exclu, comme le suggérait
Jean-Pierre Andrevon (in
Le Monde de la Science-fiction,
M.A. éditions), que ce roman soit en fait humoristique
3. La place prépondérante de la psychanalyse freudienne (dont l'auteur vante les mérites et dénonce les limites) n'exclut pas en effet que ces pitoyables métaphores sexuelles puissent n'être qu'une mauvais blague à l'intention des adorateurs de Sigmund. D'accord, c'est tiré par les cheveux. N'empêche :
Plus noir que vous ne pensez est vraiment un excellent bouquin.