Farmer est un cas. Où va-t-il s'arrêter ? Il plonge d'un univers à l'autre avec une aisance, une facilité proprement déroutante. On lit à peine sa biographie de Tarzan, qu'il explore les dessous de Phileas Fogg dans son voyage extraordinaire : il passe avec un art consommé du changement à vue, des thèmes les plus ressassés aux univers les plus neufs. De la Jungle nue aux étranges relations, du racisme interstellaire (
OSE, Les Amants étrangers) aux aventures de Carmody, Il s'intéresse avec un égal bonheur aux aventures des hommes, des dieux, des personnages de la fiction. Il nous avait conté les aventures des Dieux, Créateurs de l'Univers, des Murs de la Terre : véritable Saga où se mêlaient les jeux, les ris, les haines des immortels. Voici qu'il se penche sur les Créatures du plus saugrenu de ces mêmes (ou d'autres) dieux. Comme si la vie ne suffisait pas ; voici les tests post mortem : il faut être un dieu pour trouver ces astuces-là ! Ce n'est d'ailleurs pas la première incursion de Farmer dans les mystères de l'au-delà : rappelons-nous le troublant
Univers à l'Envers. Il n'a pas été le seul non plus à y aller voir — pensons au curieux diptyque de Ruellan/Steiner
ORTOG (Ailleurs et Demain). Mais ici, pour une des rares fois, se trouvent rassemblés, dans une prose hallucinante de maîtrise et d'inventions, à la fois les dieux, les hommes, l'amour, la quête, la mort, l'éternité et la dimension de la fiction elle-même d'Ulysse à Lord Greystoke, en passant par Twain, Cyrano et Alice. Le tout dans un paysage technologique des plus rationnellement dément qui soient. Il est clair que, comparées à ce maelstrom ironiquement maitrisé, toutes les inventions passées ont tendance à prendre un coup de vieux. C'est une sorte de creuset, de labyrinthe, où la plupart de ce que la SF avait jusqu'alors inventé est repris, rénové, articulé en de nouvelles relations synergétiques, et offert comme un bouquet final. Au fil du fleuve (60 000 000 de km) de ce récit, de multiples bourgeonnements narratifs : des univers se croisent, s'hybrident. Sans fin. On a réuni ici deux romans. Il pourrait y en avoir d'autres. La fin du « Bateau fabuleux » le laisse entendre. De toute manière, le seul problème est d'éviter une fin qui ne soit pas frustrante (c'est le problème de Van Vogt avec le 3e tome jamais écrit, du monde des non-A). On ne voit à ce type de récit-monde, qu'une fin possible, sur le modèle des
Aventures d'A. G. Pym : aboutir à la plage/page blanche — celle qui reste à écrire. Le premier roman,
Le Monde du Fleuve, est sans doute le plus étonnant. Parce que, par l'intermédiaire de R. Burton (l'explorateur du XIXe siècle), on rentre en contact avec l'univers de l'après-mort où tous les individus recensés sur terre depuis les titanthropes jusqu'au XXI
e siècle sont répartis le long de ce fleuve/récit (soit : 3 600 600 637 individus à 30 unités près car il existe aussi quelques Extraterrestres, venant de Tau Ceti), selon des programmes de dispersion aléatoires. Et se reconstituent des cultures dans leur pureté, comme dans les aberrations permises par des fructueux échanges anachroniques. C'est la découverte par bribes, ce puzzle monstrueux et « humain trop humain » qui motive la quête de Burton vers un « sens » -privilégié qu'il a été par un accroc dans le plan des « créateurs », ce qui donne lieu à l'écrit le plus horriblement beau depuis l'Apocalypse. Plan fou, mêlant une science à venir, l'ennui de futurs immortels et les cosmogonies bouddhiques (voir J.-L. Borges Idées Arts
Qu'est-ce que le bouddhisme) ; leurs réincarnations, les mondes hiérarchisés, le détachement de la roue des karma, etc. Mais il s'agit de tout autre chose que de « surnaturel expliqué », à peine est-ce là une piste de rêve. Elle bifurque vite vers d'autres visions. De plus, la vie qui se dégage de cette œuvre reste toute moderne, avec ses angoisses fin de siècle, fin de monde ; sexualité, drogues, aspirations confuses vers l'essence, etc. La seconde partie voit Burton s'effacer devant Sam Clemens ; et la quête du sens au profit de l'instrument à construire pour tenter l'exploration (belle allégorie : celle du détournement du bateau/savoir par un pouvoir/bateau !). Deux recherches donc, par des moyens différents — mystiques ou scientifiques. Deux échecs partiels. Le même espoir fou : trouver le lieu et la formule. Par rapport à la version magazine, le texte est plus développé, la richesse plus luxuriante, des points de fuite nouveaux apparaissent. L'un des livres de SF de l'année. Vaut le sacrifice financier.