Alfred BESTER Titre original : The Desmolished Man, 1952 Première parution : Galaxy Science Fiction, janvier à mars 1952. En volume : Shasta Publishers, 1953 Traduction de Jacques PAPY
DENOËL
(Paris, France), coll. Présence du futur n° 8 Dépôt légal : 3ème trimestre 1955, Achevé d'imprimer : 12 août 1955 Première édition Roman, 256 pages, catégorie / prix : 480 fr ISBN : néant Format : 14,0 x 20,5 cm Genre : Science-Fiction
Couverture à rabats. Numéroté 8 pour cette édition, devient le n° 9 ensuite.
Prix du meilleur livre de « Science-Fiction » américain en 1954.
Voici un ouvrage qui inaugure un genre nouveau dans le domaine de la littérature d'anticipation : c'est un roman policier du XXIVe siècle. Tous les éléments du roman policier américain s'y retrouvent, violence, sexualité, cruauté, mais multipliés parce que la scène est l'univers terrestre et stellaire, et parce que les détectives ont à leur disposition des moyens psychiques et télépathiques extraordinaires qui leur permettent de déceler l'intention criminelle précédant l'acte lui-même.
Le puissant Ben Reich réussira-t-il malgré tout à commettre le crime qui le sauverait de la ruine ? Réussira-t-il à tenir en échec l'immense machine policière ? Ou bien sera-t-il pris, condamné, démoli ? Et qu'est-ce donc que la « démolition », ce châtiment qui inspire à tout le monde une véritable terreur ?
New York, au XXXIIIe siècle : Ben Reich est un riche industriel dont la position est menacée par son principal concurrent, le vieux D'Courtney. Seule solution pour Reich : le tuer purement et simplement. Mais le crime parfait est loin d'être facile dans une société où les policiers sont extrapers, c'est à dire télépathes, et peuvent lire dans votre pensée, comme dans un livre ouvert, le récit de vos actes (ou même celui de vos desseins). De fait, aucun crime de sang n'a été commis depuis des décennies. Pourtant, Reich est persuadé de parvenir à perpétrer son crime en toute impunité — ce qui déplaît fortement à Powell, extraper de première classe et préfet de police, qui a juré de confondre Reich. Une partie d'échecs où tous les coups sont permis s'engage alors entre les deux hommes...
Lorsqu'on lit L'Homme démoli, on ne peut s'empêcher de songer aux points communs structurels qui existent entre ce roman et un épisode de la fameuse série Columbo. Dans les deux cas, un riche et puissant personnage se voit contraint d'éliminer physiquement un individu (fréquemment riche et puissant lui aussi) qui menace sa situation ou sa réputation. Nous suivons alors méthodiquement les préparatifs alambiqués d'un crime qui se veut parfait, jusqu'à ce qu'un enquêteur plus retors que le meurtrier ne le confonde, le plus souvent en le poussant à se trahir par excès d'assurance. Bien entendu, l'enquêteur a intuitivement tout compris de l'affaire dès les premières minutes de son enquête, mais toute la difficulté de sa besogne réside dans le passage de la supposition au fait susceptible d'être porté devant un tribunal (à ce titre, la confrontation entre l'enquêteur et son suspect, ponctuée par un « hypothèse très originale, lieutenant, mais malheureusement, vous ne pouvez rien prouver ! » fait figure de passage obligé).
Cette comparaison n'est pas innocente, mais elle n'a rien de péjoratif. Car si Columbo a efficacement renouvelé les codes de la série policière dans les années 1970, que dire d'un roman qui fonctionne selon le même principe près de vingt ans plus tôt ? Mariage harmonieux du policier et de la science-fiction psychologique (nettement plus satisfaisant à mon avis que les tentatives contemporaines d'Isaac Asimov), L'Homme démoli est un roman remarquable par son suspense efficace et sa forme très aboutie. D'abord, le héros du roman est le méchant, le cynique, le salaud, le meurtrier abject : ça change... Ensuite, l'importance des pouvoirs télépathiques dans le déroulement de l'intrigue entraîne au moins deux conséquences formelles intéressantes : la première, c'est de nécessiter l'emploi constant de deux niveaux de dialogue, oral et mental (ce qui techniquement n'est pas chose aisée pour un auteur) ; la seconde est liée aux codes du roman policier, qui pourraient être réduits à néant par de tels artifices (si Poirot, Holmes ou Rouletabille étaient télépathes, avouez qu'on s'amuserait beaucoup moins à lire leurs exploits !). Dans les deux cas, Bester se tire d'affaire avec brio sans que le plaisir ou la facilité de lecture s'en trouvent altérés. À ceci s'ajoutent une réflexion piquante sur une possible société future, et quelques trouvailles particulièrement réjouissantes (acheter une mélodie idiote qu'on ne peut chasser de son esprit pour brouiller la lecture mentale des télépathes, personnellement ça m'amuse beaucoup...).
Tout de même, un seul regret, qui n'est nullement du fait d'Alfred Bester. L'édition que j'ai eue entre les mains, et qui semble être la dernière édition française de l'ouvrage (1996), est une véritable catastrophe typographique. Quelques énormités dans le texte laissent de surcroît supposer que Jacques Papy a traduit le roman de la main gauche, et sans se relire. Souhaitons que Folio SF y mette très vite bon ordre.
L'Homme démoli ne semblera peut-être plus aussi frappant à ceux qui le découvriront plus d'un demi-siècle après sa première publication. Et c'est compréhensible, en un sens : Dick et Matheson, entre autres, sont passés par là — et puis rien de tel pour ringardiser prématurément un roman de SF que d'y rencontrer des cartes perforées. Mais replacé dans le contexte de sa parution, on imagine sans peine qu'il ait emballé le public, et valu à Alfred Bester le tout premier prix Hugo de l'histoire, en 1953. Un classique, et un grand !