Le 10 juin 1954, la première tentative de lancement d'une fusée sur la Lune échoua, la fusée retomba dans les Catskill, si près d'un journaliste directeur d'une revue de science-fiction, qu'il fut désintégré et... réintégré dans un univers parallèle. Commence alors pour le malheureux, la plus folle et déplaisante aventure. Pris pour un espion d'Arcturus, il ne doit son salut qu'à sa familiarité avec la littérature d'anticipation. Mais c'est dur de rencontrer son double qui occupe votre propre appartement. De voir sa petite amie fiancée à un autre, et de découvrir que New York est livré, la nuit, aux bandes de voyous. Le plus dur c'est pourtant, de s'apercevoir, aux confins de Saturne, que le courrier des lecteurs n'est pas innocent...
Le jour où, en 1903, les machines à coudre s'envolèrent, inaugurant la conquête de l'espace (voir la couverture de cette réédition), on était loin de se douter que la Terre serait, cinquante ans plus tard, plongée dans une guerre intersidérale avec Arcturus. Dans un état de couvre-feu (au sens littéral) permanent, on attend avec angoisse la fin du conflit. Pour l'humanité, un seul espoir : Dopelle, le super-héros-extra-brillant-beau-riche-intelligent et son robot Mekky, fidèle comme Milou à Tintin.
Avec L'Univers en folie, Fredric Brown faisait en 1949 une entrée fracassante dans le monde de la SF. Les décors, qui évoquent avec un art consommé de la dérision les kitschissimes pulps américains de l'Âge dit « d'Or », annoncent la couleur : on est ici en présence de l'une des plus brillantes parodies dont la SF nous ait gratifiés. Cela suffirait à rendre la lecture de ce petit chef-d'œuvre indispensable, ne serait-ce que pour goûter, un demi-siècle plus tard, tout le sel de cette caricature aussi comique que pertinente : alors que l'invasion des pulps s'étend sur l'Amérique, la SF regorge d'extra-terrestres de tout poil, qui pour être d'opérette n'en sont pas moins cauchemardesques, et qui vont accompagner fort à propos le maccarthysme (N.B. Le retour de ce thème éculé dans une certaine sci-fi récente mériterait d'ailleurs d'être analysé de près, d'un point de vue socio-politique...)
Mais ce roman est également, par bien d'autres aspects, un tour de force digne de tous les éloges. Car la performance de Brown ne se limite pas à la seule parodie. Sa manière très personnelle de traiter des univers parallèles annonce la thématique d'un certain Philip K. Dick, lequel n'avait pas encore publié un seul roman lors de la parution de L'Univers en folie. On a beaucoup glosé, et à juste raison, sur l'influence et la postérité de Dick, mais on s'est curieusement moins intéressé à ses précurseurs : Brown, au moins, mérite l'attention. Presque vingt ans avant les Dangereuses Visions d'Ellison, L'Univers en folie ouvre les portes de ce qui deviendra la spéculative fiction.
Tout cela ne doit pas faire oublier le récit lui-même, rythmé comme un polar (première spécialité de Brown), qui se dévore aujourd'hui encore avec une délectation à peine teintée de nostalgie. Certains chapitres sont absolument inoubliables. D'ailleurs, on raconte que, bien longtemps après avoir lu L'Univers en folie, certains lecteurs ne peuvent s'empêcher de se retourner avec angoisse lorsqu'ils entendent le cliquetis d'une canne d'aveugle...
Nous écrivions, il y a quelques semaines : « … Se trouvera-t-il un jour un éditeur courageux pour publier « What mad universe », de Fredric Brown, un authentique chef-d’œuvre de S.-F. ? » Nous ignorions, alors, que l’éditeur courageux existait, qu’il avait nom Hachette et que le roman en question, en voie de composition, allait paraître prochainement dans la collection « Le Rayon Fantastique », sous le titre « L’Univers en folie ».
Nous n’en sommes que plus à l’aise, aujourd’hui, pour vous recommander cette œuvre, une des plus passionnantes que nous connaissions. Une des plus intelligentes aussi. Auteur d’un nombre respectable d’ouvrages policiers (dont quelques-uns ont paru dans la défunte « Tour de Londres », et un ou deux chez Ditis-Flammarion), Brown a imaginé une histoire d’une logique impeccable qu’il est impossible de ne pas lire d’une traite. Un journaliste, Keith Winton, assiste à l’envol d’une fusée vers la Lune. Un accident fait malheureusement que celle-ci retombe sur la Terre, à l’endroit précis où K.W. observait ce départ spectaculaire. Il s’évanouit pour se réveiller peu après, apparemment au même endroit, et pourtant… Comment expliquer, par exemple, que les téléphones publics n’aient plus de fente pour les jetons ? Que les billets en circulation ne soient plus libellés en dollars mais en crédits, et qu’une vulgaire pièce de 25 cents, lorsque Keith veut payer une consommation, lui soit rachetée pour l’équivalent de 500 dollars ? New-York est désert à partir du crépuscule et le général Eisenhower dirige une guerre interplanétaire. Vous en raconter davantage serait gâcher le plaisir que vous éprouverez en lisant ce livre. Qu’il nous suffise de dire que c’est là le meilleur ouvrage romancé qui ait jamais été écrit sur la théorie de l’infinité des univers. Recommandé, sans réserves.
Mais si nous portons aux nues le roman de Fredric Brown, nous ne saurions en dire autant d’un autre ouvrage de la même collection : « Après le choc des mondes » (After worlds Collide) de E.Balmer et P.Wylie. C’est, l’on s’en doute, la suite de « Choc des mondes » des mêmes auteurs, paru il y a plus d’un an chez le même éditeur. Autant le premier était intéressant, autant le second est médiocre. On se souvient peut-être de la fin du premier : à la veille de la collision de notre globe avec un autre, un certain nombre d’esprits éminents prennent place sur deux fusées américaines qui tenteront de se poser sur la planète Zyra. L’entreprise réussit. Mais ce que les astronautes ignorent, c’est que d’autres engins ont réussi à quitter notre monde agonisant. Et deux de ces derniers arrivent aussi sur Zyra : l’un est Anglais, l’autre… Germano-Russo-Japonais. Les occupants de ce dernier commenceront par réduire en esclavage les Britanniques et, ensuite, s’attaqueront aux Américains. Bien entendu, ceux-ci ne laisseront pas la subversion s’implanter sur Zyra et, après avoir délivré leurs cousins anglais, livreront bataille pour préserver leur idéal démocratique. (Car, on aura deviné, les « autres » n’auront rien de plus pressé à faire que tenter d’établir sur Zyra une autocratie totalitaire.) Le « Bien » finit évidemment par triompher du « Mal » et, à la dernière page, les « démocrates » sont en train de se demander très sérieusement quel régime il convient d’établir : « Certains suggéraient une dictature alternée, comme la république romaine en avait connu : un consul anglais et un consul américain prendraient le pouvoir l’un après l’autre… » Parce que, n’est-ce pas, il s’agit de faire plaisir à tout le monde : au lecteur américain comme au lecteur anglais – les deux marchés les plus importants de S.-F. Dommage que de telles considérations… mercantiles viennent aggraver le cas d’un roman par ailleurs totalement raté.
Dans son dernier-né, « Nous les Martiens » (Fleuve Noir), Jimmy Guieu nous expose la théorie selon laquelle une partie de la race humaine (les Blancs et les Rouges) serait originaire de Mars et l’autre (les Jaunes et les Noirs), de Vénus. Le roman commence sur Mars, à la veille de sa rencontre avec une comète, mais la majeure partie de l’action se déroule sur notre bonne vieille Terre (il y a cent ou deux cents siècles). L’ouvrage se termine par une bataille qui oppose les Blancs et les Rouges (avec les Noirs pour alliés) aux Jaunes qui sont écrasés. Roman d’aventures fantastiques beaucoup plus que roman de S.-F. pure, celui-ci se laisse lire sans ennui et s’appuie sur des thèses qui, mon Dieu, en valent d’autres. Style alerte, pas de longueurs, des personnages un peu schématisés mais sympathiques – bref un volume qui nous a fait passer deux petites heures de détente complète.
Signalons chez le même éditeur un autre bon roman d’A.S., « Piège dans le temps » (Time trap), de Rog Phillips. Cet auteur, que nous ne connaissions pas, nous raconte l’histoire de deux savants américains qui, au moyen d’une machine spéciale, se retrouvent à la fin du XXe siècle dans des États-Unis occupés par des individus à trois yeux. Ceux-ci laissent les indigènes plus ou moins en paix (certains de ces derniers n’hésitent même pas à collaborer), mais mènent une existence propre, dans des immeubles, voire des quartiers réservés, interdits aux autres. Ils se mêlent, parfois, à la vie commune, mais de loin, de très loin même. De fil en aiguille, nous apprenons que ces occupants, eux aussi, ont voyagé dans le Temps. Et nos deux savants, aidés de quelques « traîtresses », décident de les renvoyer chez eux. Bien construit, très vivant, logique, le roman nous a beaucoup plu.
Au Fleuve Noir également, « Pirate de la science », de Jean-Gaston Vandel, nous a fait penser à « L’Ile du Dr. Moreau ». Comme le roman de Wells, celui-ci met en scène un médecin anormal qui a trouvé le moyen de créer des monstres. Las de l’incompréhension des hommes, il décide de leur déclarer la guerre. Heureusement, l’homo sapiens sait se défendre. Et un happy ending viendra couronner la lutte entreprise contre le sinistre Dr. Conway par le « privé » Mike Arien et sa charmante fiancée Nancy. Un roman d’aventures pour jeunes et vieux, écrit sans prétention, sachant ménager les effets, et non dénué de suspense.
Signalons, pour terminer, une très intéressante biographie d’un des maîtres de l’A.S. : « Jules Verne, sa vie, son œuvre », par M. Allotte de La Fuye (Hachette). La documentation est précise, le récit bien mené et il y a abondance de petites anecdotes qui nous font voir l’illustre écrivain sous un jour absolument insoupçonné. On s’aperçoit dès les premières pages que l’auteur a traité son sujet avec amour, avec piété même, et cela confère à l’ouvrage un ton qui est pour beaucoup dans sa réussite. Le sujet aurait peut-être gagné à être un peu plus approfondi côté analyse littéraire, mais comme il s’agit d’un livre qui s’adresse à la grande masse des lecteurs, il se peut que nous nous montrions trop exigeant, voire victime de notre déformation professionnelle. Très bon.
Igor B. MASLOWSKI Première parution : 1/3/1954 Fiction 4 Mise en ligne le : 22/2/2025