Ray BRADBURY Titre original : The Martian Chronicles, 1950 Première parution : New York, États-Unis : Doubleday, mai 1950ISFDB Traduction de Henri ROBILLOT Traduction révisée par Jacques CHAMBON Illustration de Jeam TAG
DENOËL
(Paris, France), coll. Présence du futur n° 1 Dépôt légal : avril 1999 Réédition Recueil de nouvelles, 368 pages, catégorie / prix : 3 ISBN : 2-207-24891-7 ✅ Genre : Science-Fiction
1 - Introduction, pages 9 à 13, introduction, trad. Henri ROBILLOT rév. Jacques CHAMBON 2 - Chronologie, pages 15 à 16, index, trad. Henri ROBILLOT rév. Jacques CHAMBON 3 - L'Été de la fusée (Rocket Summer, 1947), pages 19 à 20, nouvelle, trad. Henri ROBILLOT rév. Jacques CHAMBON 4 - Ylla (Ylla / I'll Not Look for Wine, 1950), pages 21 à 37, nouvelle, trad. Henri ROBILLOT rév. Jacques CHAMBON 5 - La Nuit d'été (The Summer Night / The Spring Night, 1949), pages 38 à 41, nouvelle, trad. Henri ROBILLOT rév. Jacques CHAMBON 6 - Les Hommes de la Terre (The Earth Men, 1948), pages 42 à 62, nouvelle, trad. Henri ROBILLOT rév. Jacques CHAMBON 7 - Le Contribuable (The Taxpayer, 1950), pages 63 à 64, nouvelle, trad. Henri ROBILLOT rév. Jacques CHAMBON 8 - La Troisième expédition (The Third Expedition / Mars Is Heaven!, 1948), pages 65 à 87, nouvelle, trad. Henri ROBILLOT rév. Jacques CHAMBON 9 - Et la Lune qui luit (And the Moon Be Still as Bright, 1948), pages 88 à 120, nouvelle, trad. Henri ROBILLOT rév. Jacques CHAMBON 10 - Les Pionniers (The Settlers, 1950), pages 121 à 122, nouvelle, trad. Henri ROBILLOT rév. Jacques CHAMBON 11 - Le Matin vert (The Green Morning, 1950), pages 123 à 129, nouvelle, trad. Henri ROBILLOT rév. Jacques CHAMBON 12 - Les Sauterelles (The Locusts, 1950), pages 130 à 131, nouvelle, trad. Henri ROBILLOT rév. Jacques CHAMBON 13 - Rencontre nocturne (Night Meeting, 1950), pages 132 à 142, extrait de nouvelle, trad. Henri ROBILLOT rév. Jacques CHAMBON 14 - Le Rivage (The Shore, 1950), pages 143 à 144, nouvelle, trad. Henri ROBILLOT rév. Jacques CHAMBON 15 - Les Ballons de feu (The Fire Balloons, 1951), pages 145 à 169, nouvelle, trad. Henri ROBILLOT rév. Jacques CHAMBON 16 - Intérim (Interim, 1950), pages 170 à 170, nouvelle, trad. Henri ROBILLOT rév. Jacques CHAMBON 17 - Les Musiciens (The Musicians, 1950), pages 171 à 173, nouvelle, trad. Henri ROBILLOT rév. Jacques CHAMBON 18 - Les Grands espaces (The Wilderness, 1952), pages 174 à 186, nouvelle, trad. Henri ROBILLOT rév. Jacques CHAMBON 19 - Tout là-haut dans le ciel (Way in the Middle of the Air, 1950), pages 187 à 205, nouvelle, trad. Henri ROBILLOT rév. Jacques CHAMBON 20 - L'Imposition des noms (The Naming of Names, 1950), pages 206 à 207, nouvelle, trad. Henri ROBILLOT rév. Jacques CHAMBON 21 - Usher II (Usher II, 1950), pages 208 à 229, nouvelle, trad. Henri ROBILLOT rév. Jacques CHAMBON 22 - Les Vieillards (The Old Ones, 1950), pages 230 à 230, nouvelle, trad. Henri ROBILLOT rév. Jacques CHAMBON 23 - Le Martien (The Martian / September 2005: The Martian / September 2036: The Martian / Impossible, 1949), pages 231 à 247, nouvelle, trad. Henri ROBILLOT rév. Jacques CHAMBON 24 - Le Marchand de bagages (The Luggage Store, 1950), pages 248 à 249, nouvelle, trad. Henri ROBILLOT rév. Jacques CHAMBON 25 - La Morte-saison (The Off Season, 1948), pages 250 à 265, nouvelle, trad. Henri ROBILLOT rév. Jacques CHAMBON 26 - Les Spectateurs (The Watchers, 1950), pages 266 à 268, nouvelle, trad. Henri ROBILLOT rév. Jacques CHAMBON 27 - Les Villes muettes (The Silent Towns, 1949), pages 269 à 282, nouvelle, trad. Henri ROBILLOT rév. Jacques CHAMBON 28 - Les Longues années (The Long Years / Dwellers in Silence, 1949), pages 283 à 296, nouvelle, trad. Henri ROBILLOT rév. Jacques CHAMBON 29 - Viendront de douces pluies... (There Will Come Soft Rains, 1950), pages 297 à 305, nouvelle, trad. Henri ROBILLOT rév. Jacques CHAMBON 30 - Pique-nique dans un million d'années (The Million Year Picnic, 1946), pages 306 à 318, nouvelle, trad. Henri ROBILLOT rév. Jacques CHAMBON 31 - La Longue route vers Mars (The Long Road to Mars, 1990), pages 322 à 326, article 32 - Notre destinée martienne (Our Martian Destiny, 1996), pages 327 à 331, article 33 - Jacques CHAMBON, Toute une vie dans un coin d'enfance, pages 332 à 339, article 34 - Jacques CHAMBON, Recueil de nouvelles ? De contes ? De fables ? Roman ?, pages 339 à 347, article 35 - Jacques CHAMBON, Comment peut-on être Martien ?, pages 347 à 353, article 36 - Jacques CHAMBON, Mars : une machine à voyager dans le temps, pages 353 à 358, article 37 - Jacques CHAMBON, Propositions pour l'étude détaillée d'un nouvelle : "viendront les douces pluies", pages 358 à 364, article 38 - Jacques CHAMBON, Bibliographie succincte, pages 365 à 366, bibliographie
Parmi les rares livres de science-fiction étudiés dans les établissements scolaires de France et de Navarre, Chroniques martiennes se taille la part du lion, aux côtés de 1984 et de quelques autres barjaveleries. Pour l’anecdote, le chroniqueur confesse avoir fait lui-même ses premières armes avec ce faux roman — on va y revenir — dont il garde par ailleurs un souvenir ému, ravivé ensuite par l’adaptation télé en trois parties de Michael Anderson (scénarisée par Richard Matheson, excusez du peu).
On le voit, difficile d’échapper au registre de la nostalgie, et ce d’autant plus que Chroniques martiennes a inauguré la collection « Présence du futur » des éditions Denoël, chère au cœur des plus chenus parmi nous. Réédité en France en 1997 dans sa version intégrale, dite du quarantième anniversaire, l’ouvrage a bénéficié à cette occasion d’une révision de sa traduction par Jacques Chambon. Un toilettage bienvenu ayant permis de corriger quelques fâcheuses coquilles.
Comme leur nom l’indique, ces chroniques se composent de vingt-huit courts récits indépendants, parus en magazines ou écrits pour leur édition en recueil. Ordonnées chronologiquement de manière à dessiner une histoire globale s’étendant de l’an 2030 à 2057, elles relatent l’arrivée et l’installation des premiers colons sur Mars. Les Terriens y côtoient les Martiens, dont la civilisation ne tarde pas à disparaître suite à une épidémie de varicelle. Un fait qui inspire les réflexions amères de Spender dans la nouvelle « Et la lune qui luit… ». Mais, la guerre sur Terre met un coup d’arrêt aux migrations, entraînant le reflux des pionniers, à l’exception d’une poignée d’entre eux, amenés à devenir les nouveaux Martiens.
A l’instar de Cordwainer Smith ou de Clifford D. Simak, la science et la technologie ne rentrent pas dans les préoccupations de Ray Bradbury. A vrai dire, l’auteur ne se soucie guère de vraisemblance, préférant la poésie, l’émotion et le plaisir de la métaphore aux ébouriffantes spéculations sciences-fictives. Il ne cache d’ailleurs pas son aversion pour la bureaucratie et le rationalisme, en particulier dans la nouvelle « Usher II », dont le propos anticipe celui de son roman Fahrenheit 451.Le voyage spatial et les autres thèmes inhérents au genre apparaissent en conséquence comme des sources d’émerveillement. Une magie moderne utile pour narrer des histoires simples de petites gens, à la Sherwood Anderson, dont le charme suranné et le ton facétieux sont censés réveiller l’ingénuité de l’enfance. Mêlant pseudoscience — la télépathie —, motifs traditionnels du folklore américain et paysages inspirés des visions de Percival Lowell, Ray Bradbury s’acquitte de son tribut à la Barsoom d’Edgar Rice Burroughs. Il s’en détache toutefois, adoptant le ton du moraliste. Au fil des textes, on ne peut en effet s’empêcher d’établir un parallèle entre la colonisation de Mars et celle de l’Ouest américain. Les Terriens, laborieux et attachés à leur liberté, semblent animés par la même ambition que les pionniers du XIXe siècle. Mars apparaît à leurs yeux comme un espace vierge qu’il convient de peupler et de mettre en valeur. Les natifs font évidemment les frais de cette invasion, victimes d’un génocide bactériologique bien involontaire. Ray Bradbury ne se fait cependant guère d’illusion sur ses compatriotes. A la différence des Martiens, les colons cherchent surtout à adapter le milieu aux usages importés de la Terre, recréant sur place une multitude de petites Amériques et façonnant la toponymie selon leurs caprices. Nouvelle terre promise, Mars accueille leurs espoirs de recommencement. Un monde où éteindre leurs craintes ; un monde dégagé de toute contrainte. Des espoirs vite déçus… Au lieu de se fondre dans l’environnement, ils l’exploitent de manière mercantile, mettant à mal les équilibres écologiques. Leur nature industrieuse, leurs emportements violents et le matérialisme dont ils font montre s’opposent au mode de vie contemplatif, spirituel et respectueux de la nature qui prévalait avant leur arrivée.
En cela, Chroniques martiennes, sous les apparences de la science-fiction, est un conte moral. Une utopie dont le dénouement se révèle au final optimiste, ou du moins beaucoup plus ouvert que ne le laisse présager son déroulement. Et sous la patine du classique, l’œuvre de Ray Bradbury ne perd rien de son charme et de son pouvoir d’évocation, à la différence de nombreux autres ouvrages de l’âge d’or.
Laurent LELEU Première parution : 1/10/2013 Bifrost 72 Mise en ligne le : 17/2/2019
Avis aux amateurs de « science-fiction » et de beaux livres : ne manquez pas la superbe édition que vient de donner le Club du Meilleur Livre des « Chroniques martiennes », de Ray Bradbury. Après Simak, dont « Demain, les chiens » parut en édition originale au Club Français du Livre, Bradbury est ainsi le second auteur de S.-F. à recevoir la consécration du tirage de luxe dans un grand club littéraire.
La présentation matérielle est impeccable et la couverture d’une sobriété d’excellent effet (une simple carte stylisée de Mars en blanc sur fond noir). Mais la meilleure idée de ce club toujours à l’avant-garde a été de prévoir une édition illustrée ! Pour la première fois, donc, on est ici en présence d’un livre de S.-F. agrémenté de dessins autres que les habituels bariolages à base de monstres et de fusées ! C’est un jeune artiste, Jacques Noël, qui a eu la tâche difficile de « visualiser » le texte de Bradbury. Il en a tiré la matière d’une quarantaine d’images, dont la première qualité est d’être parfaitement inattendues !
Le seul moyen d’éviter les poncifs du dessin « science-fiction » était d’en prendre carrément le contre-pied. Bernard Noël l’a si bien compris qu’il a tenu cette gageure d’illustrer ces chroniques du futur en s’inspirant de la technique et de l’esprit du XIXe siècle ! Ses dessins au trait, avec leur fourmillement minutieux de lignes, évoquent, par le tracé, les gravures des éditions Hetzel de Jules Verne. Quant à leurs sujets, ni rutilants astronefs, ni hommes de l’espace dans leurs scaphandres, ni même Martiens dont l’immense vertu, chez Bradbury, est justement d’être sans cesse à imaginer, sous leur flux d’aspects multiformes. Mais des paysages – vides, morts – des objets, des automates.
Bernard Noël a inventé avec astuce une topographie et une architecture « extraterrestres ». Le foisonnement enchevêtré des « canaux », tels que l’astronomie les a vulgarisés, lui a fait concevoir ces panoramas inégaux, aux lignes bizarrement fuyantes, qui font penser aux labyrinthes de la grande muraille de Chine, et ces envolées de constructions étagées, pareilles à de fantastiques châteaux de sable à la géométrie nouvelle(7).
Tournons d’autres pages et voici que surgissent, précis et inquiétants, détaillés comme sur des planches encyclopédiques, les « objets » martiens suggérés par Bradbury : le fusil à abeilles empoisonnées, les araignées d’or tissant leur fil, les bobines à musique, les livres à feuilles d’argent, les bas-reliefs des cités mortes, les fantomatiques sablonefs et aussi les fameux masques portés par les Martiens pour « cacher leurs sentiments » – masques de cristal, masques d’argent, masques de verre, masques de psychiatres aux trois sourires superposés. Un certain nombre de ces dessins sont réunis de façon originale à la fin du volume, en planches se rapportant à l’« archéologie » de Mars.
Enfin le thème des automates, cher à Bradbury, a inspiré à Bernard Noël quelques-unes de ses meilleures réussites, notamment pour l’extraordinaire « Usher II ». Les robots meurtriers ou familiers, « sexués mais sans sexe, dénommés mais sans nom », nous guettent au coin d’une page pour nous dédier leurs yeux de marbre et leurs visages souriants, et nous dévoiler impromptu leurs entrailles d’acier et de cuivre.
Dans toutes ces œuvres, ce qui ressort en définitive, c’est la parfaite unité d’un style qui parvient à n’en imiter aucun autre. Et la réalisation s’adapte si bien après coup à l’objet qu’il semble impossible, maintenant, de dissocier le livre de Bradbury de ces visions insolites et du « climat » qu’elles lui ont conféré.
Alain DORÉMIEUX Première parution : 1/9/1955 Fiction 22 Mise en ligne le : 6/4/2025
Depuis sa parution en 1950, le recueil Chroniques martiennes divise critiques et lecteurs, à l'intérieur et à l'extérieur du petit monde de la SF.
Pour les purs et durs, Bradbury se moque de la vraisemblance (pseudo)-scientifique et écrit de l'anti-SF. De l'autre côté des barbelés, on s'interroge sur cet apatride magnifique rédigeant de la SF comme on écrit de la littérature : ça de la SF ! Allons donc : trop bien écrit pour « en être ». En définitive, les sectaires des deux camps s'accordent sur un point : Ray Bradbury n'est pas un écrivain de SF. Ce qui — bien entendu — ne change en rien la vie de ceux qui, trop occupés à déguster, n'ont pas le temps de lire les étiquettes !
À deux années du cinquantenaire de cette œuvre fondatrice, un nouveau débat est lancé : les Chroniques martiennes ne seraient pas un recueil de nouvelles (comme chacun croyait le savoir) mais un roman.
Qu'en penser ? Que répondre ?
Rappeler que chaque pièce de ce recueil est une œuvre parfaitement autonome — écrite, publiée et lue en son temps comme telle ; ce qui ne contredit en rien l'évidence d'un projet global initial. Admettre que l'une s'enrichit par proximité avec les autres : bien sûr ! Que l'ensemble constitue désormais — mais pas systématiquement : des chroniques sont parfois reprises en anthologies, adaptées en BD ou en épisodes de séries TV — un tout cohérent dans son esthétique et sa thématique : autre évidence ! Penser que ce tout est supérieur à la somme de ses parts, pourquoi pas ?
Mais rien dans ce qui précède n'autorise à qualifier de « roman » les Chroniques martiennes.
Passer outre, c'est à mon sens nier la spécificité même de la SF : une littérature dont le vecteur idéal est la « forme courte ». Constat historique mais aussi « technique » — le genre s'est développé dans des périodiques.
Certains auteurs souhaitant donner du souffle à leur œuvre (et la vendre deux fois...) ont inventé le « fix-up » : roman construit à partir de nouvelles autonomes mais exploitant un « fonds commun » (thématique, personnages, lieux) et suffisamment « ouvertes » pour être accrochées. Que l'on considère par exemple La Faune de l'espace de van Vogt comme un roman : oui. L'intégration des nouvelles originales a nécessité une réécriture partielle et un remaniement lourd. Mais décrire ces purs recueils de nouvelles que sont Demain les chiens, Fondation ou les Chroniques martiennes comme étant des « romans » : c'est à mon sens confondre feuilleton et série.
Cette nouvelle édition des Chroniques Martiennes, on l'aura compris, est enrichie d'un copieux dossier à vocation pédagogique, réuni par Jacques Chambon. Si certaines de ses remarques et conclusions peuvent paraître contestables, son argumentation reste toujours très pointue, témoigne de son érudition et de la qualité de sa réflexion. Il s'agit là d'un travail éditorial remarquable et indispensable.
Après Gallimard et le Fleuve Noir, les Éditions Denoël lancent, à leur tour, une collection d’anticipation scientifique romancée (pas uniquement S.-F., semble-t-il d’ailleurs, car le catalogue annonce pour paraître prochainement un ouvrage de H.-P. Lovecraft, un des maîtres britanniques du fantastique, de la sorcellerie et de la démonologie). Elle s’intitule « Présence du futur » et ses deux premiers-nés (Bradbury et Brown) sont l’un excellent, l’autre très bon.
« Chroniques martiennes », de Ray Bradbury, est de la qualité de « Demain les chiens », de Clifford D. Simak, dont j’ai rendu compte il y a quelques mois. C’est l’histoire de la colonisation, du dépeuplement, de l’abandon et de la recolonisation de la planète rouge par les hommes. Le roman se présente sous forme de vingt-six chroniques, les unes assez longues, d’autres fort brèves, la plupart rattachées les unes aux autres par des liens assez lâches. Certaines sont de purs chefs-d’œuvre d’humour (« Les Hommes de la Terre », qui relate la façon étrange dont les Martiens accueillent les premiers Terriens), de terreur macabre (« La Troisième expédition », qui décrit le sort réservé à d’autres astronautes), de révolte contre la civilisation moderne (« Et la lune toujours brillante », où l’on voit un des conquérants de l’espace devenir l’allié des Martiens morts), de satire cruelle sur le sort des noirs américains (« À travers les airs »), ou, enfin, d’horreur sardonique (« Usher II »). J’arrête là l’énumération, car il me faudrait citer presque tout le livre. Comme dans la plupart de ses ouvrages, Bradbury, écrivain amer, cingle vigoureusement la culture de notre siècle et s’élève avec force contre les « tabous » venant du sommet de la pyramide. (N’imagine-t-il pas, dans un chapitre, que le gouvernement américain de la fin du XXe siècle a interdit les œuvres de Poe, les contes de fées et même les populaires nursery-rhymes ?) Sous ce rapport, il est proche d’un George Orwell, ce qui lui a parfois valu des piques de la part de certains critiques orthodoxes d’outre-atlantique. C’est d’ailleurs « une forte tête », un non-conformiste intégral qui, dans un pays de dictature, connaîtrait le camp de concentration. En formulant l’espoir qu’il ne lui arrive rien de tel, je ne puis que vous recommander ces « Chroniques martiennes », spécimen parfait d’une S.-F. intelligente, imaginative et admirablement contée.
« Une étoile m’a dit » (Space on my hands), de Fredric Brown, est un recueil de huit nouvelles allant du « bon » au « très bon ». (Une seule m’a paru plus faible, « Mitkey », conte à tendances philosophiques qui tombe un peu à plat. Quelle idée aussi de « vaire barler doud au long afec l’agzent » le herr professor-Oberburger, ce qui rend la lecture irritante ?) Deux ou trois sont teintées d’un humour agréable (« Les Myeups », charmante ; « Anarchie dans le ciel », grandguignolesque ; « Un coup à la porte », spirituelle mais mélancolique, d’autres sont poignantes (« Quelque chose de vert » et « Tu seras fou », qui provoquera peut-être quelque colère chez les bonapartistes). Il n’y manque même pas un récit policier (« Tu n’as point tué »). « Cauchemar » rappelle un peu un roman de Maurice Renard, mais ces rencontres, dans le domaine du fantastique, sont inévitables. Il me serait difficile de désigner celle ou celles des nouvelles que je préfère. En fait, à l’exception de « Mitkey », je les ai toutes aimées et il ne me reste qu’à souhaiter que les lecteurs de cette chronique partagent mon opinion.
Événement au « Rayon Fantastique » (Gallimard) : un roman français, « Ceux de nulle part » de Francis Carsac. Disons tout de suite que l’ouvrage soutient la comparaison avec les meilleurs d’A. S. américains et britanniques et dépasse même bon nombre d’entre eux. C’est le récit d’une guerre intergalactique, intelligemment conçu, avec une base profondément philosophique : la lutte éternelle entre le Bien et le Mal. Pas de politique, pas d’agent de la 1.005e colonne – oui, tout ceci est bien frais et bien plaisant. Et très d’actualité aussi. (Le roman débute par l’arrivée d’une soucoupe volante et se termine sur un sujet qui a intrigué nos ancêtres autant que nos contemporains – les disparitions d’hommes et de femmes qu’on ne retrouve jamais – thème cher aux auteurs de S.-F.) Les mondes « extérieurs » sont décrits avec beaucoup d’imagination, mais de façon fort logique. Bref, un excellent roman que je vous recommande chaleureusement.
« Fuite dans l’inconnu », de Jean-Gaston Vandel (Fleuve Noir), n’a pas le fignolage, le fini de « Ceux de nulle part », mais il est bon et me semble promis à une fructueuse carrière. L’humanité se meurt d’un mal mystérieux, la cilicose. Un jeune savant, Dox Gavnor, émet alors une théorie révolutionnaire : comme de vulgaires ptérodactyles ou brontosaures, les hommes sont destinés à disparaître du fait d’une évolution normale. Un seul moyen de sauver la race : créer des êtres « concentrés ». Non sans difficulté, il parvient à implanter cette idée, mais l’expérience dépasse ses prévisions les plus optimistes et voilà les humains aux prises avec les « synthétiques » qui prétendent prendre possession du globe. Comme dans un roman policier, la fin ne se raconte pas – ce serait gâcher votre plaisir, car vous en aurez sûrement, du plaisir, à lire cette variante de l’histoire de « l’Apprenti Sorcier ».
« Îles de l’espace » (Islands in the sky) – chez le même éditeur, s’adresserait plutôt à des adolescents ou à des J3 s’il n’était signé d’Arthur C. Clarke, un des « as » de S.-F. américaine. C’est le récit d’un garçon de seize ans qui, lauréat d’un concours publicitaire, se voit offrir comme récompense un séjour dans une station-relais de l’espace, à 800 kilomètres de la Terre. Il n’y restera pas, bien sûr, et d’autres aventures le mèneront plus haut, beaucoup plus haut. L’intérêt majeur de ce roman réside, à mon avis, dans son aspect documentaire. Ingénieur spécialisé dans l’étude de l’astronautique, Clarke, espèce d’Ananoff américain, est en effet l’auteur d’un remarquable ouvrage technique : « Exploration of space ». Et, dans « Îles de l’espace », il nous décrit la vie d’une station-relais, telle qu’elle le sera vraisemblablement une fois que l’homme aura réussi à créer ces « îles flottantes ». Il n’y a pas de fantaisie là-dedans, mais l’humour n’en est pas absent (exemples : l’expédition cinématographique ou la rencontre avec des Terro-Martiens). En outre, voilà un volume que feraient bien d’étudier tous ceux qui veulent écrire de l’A. S., voire ceux qui en écrivent déjà. Sa lecture leur permettra d’éviter bien des erreurs.
« L’Invention de Morel », d’Adolfo Bioy Casares (Robert Laffont), se classe dans une catégorie à part. Ce n’est à proprement parler ni une œuvre de S.-F. ni un roman fantastique, et mériterait de porter en sous-titre le mot « cauchemar à quatre dimensions ». C’est l’histoire d’un condamné qui parvient à se réfugier dans une île déserte où l’on risque de contracter une espèce de peste. Seulement, déserte, l’est-elle vraiment cette île ? Il y trouve des gens, mais ceux-ci ne semblent ni le voir ni l’entendre. Peu à peu, il percera leur secret ; trop tard, hélas !… En réalité, le résumé succinct ci-dessus ne peut aucunement vous donner une idée même approximative de ce récit dû à un des plus grands auteurs argentins de notre génération, ami et collaborateur de Jorge Luis Borges, dont je vous ai souvent parlé ici même.
L’action passe du réel à l’irréel avec une aisance qu’on pourrait presque qualifier d’inquiétante. On en vient à se demander si le héros du drame n’est pas fou. Il ne l’est pas, pourtant, puisqu’il raisonne, puisqu’il cherche aux phénomènes dont il est le témoin, et qu’il ne comprend pas, des explications logiques, tel un homme qui, se réveillant au milieu de la nuit, se demande s’il a rêvé ou non. C’est également un roman d’amour (mais d’Amour avec un grand A), dont l’objet, lui aussi, est tout à tour réel et irréel. Tout cela nous vaut une œuvre curieuse, pleine de symboles, pas toujours facile à lire, mais hautement intéressante, dans une très belle traduction d’Armand Pierhal.
Igor B. MASLOWSKI Première parution : 1/5/1954 Fiction 6 Mise en ligne le : 27/2/2025