Des voiliers de métal gigantesques voguent d’étoile en étoile, poussés par les vents de la lumière, si immenses que, lorsque leur ombre s’immobilise trop longtemps sur la Terre, ils y font régner l’hiver. En surface, Terraport, une mégalopole dont le sommet se perd dans l’espace. Tandis que, sous terre, vivent les femmes-oiseaux, les hommes-lions, les filles-chats du sous-peuple. C’est le règne des Dames et des Seigneurs de l’Instrumentalité, aux âges étranges de la Redécouverte de l’Homme. À plus de quinze mille ans d’ici.

Chef-d’œuvre mythique et singulier de la science-fiction, le cycle compose au fil de ses tableaux une légende des siècles futurs, une vision inoubliable de notre avenir, un ensemble magique, où s’entremêlent spiritualité, aventure, romance et toutes les facettes de la psyché humaine.

Pour la première fois en France, Mnémos publie l’intégrale du Cycle des Seigneurs de l’Instrumentalité en un seul volume, dans une édition prestige, complétée de Concordance, un essai et un glossaire d’Anthony Lewis, nominé au prix Hugo 2000, qui analyse tous les personnages, lieux et éléments apparaissant dans cette gigantesque fresque du futur.

Cordwainer Smith (1913-1966) est un cas à part dans les annales de la SF américaine. Derrière ce pseudonyme se cachait le personnage fascinant de Paul Linebarger, expert en géopolitique et guerre psychologique au service du gouvernement américain dans diverses opérations en Extrême-Orient. Sa production en science-fiction débuta en 1950. La presque totalité de ses écrits s’insère dans une monumentale histoire du futur qui s’étale sur plusieurs millénaires.

Les seigneurs de l'Instrumentalité forme un corpus original à plus d'un titre qui, jusqu'à plus de quinze mille ans dans l'avenir, décrit un univers aux multiples planètes dans lequel l'humanité se divise, se transforme et, pour une part d'entre elle, acquiert au fil du temps une quasi-immortalité.

Ces quinze mille années sont découvertes tout au long du premier recueil que compte l'œuvre, Les sondeurs vivent en vain. Les premières nouvelles qui le composent sont imprégnées du « deuxième âge d'or » de la science-fiction américaine et d'une vision surannée du futur, avec son vocabulaire étrange et oublié depuis longtemps (tel les « hétérodynes »), avec la bi-polarité du monde des années 50 et la fraîche mémoire des deux grandes guerres. Le ton, cependant, se fait rapidement bien sombre, alors que les nations forment des fédérations puis s'affrontent pour laisser une planète dévastée sur les ruines de laquelle l'Humanité va se scinder en Hommes Véritables, en Idiots, en Impardonnés... Puis ce sera l'exploration de l'espace, froid et dangereux, la découverte du voyage supra-luminique (l'espace₂), un moment de paix retrouvée et l'allongement de la vie grâce au stroon. Enfin, la découverte de l'espace₃ qui révolutionne la conception de l'univers, et le regard lancé vers le passé lointain par une Humanité qui perd peu à peu sa raison d'être.

Dans le second livre, La planète Shayol, les nouvelles se font plus longues et davantage imbriquées. La description des sociétés établies loin dans le futur s'étoffe, les décors remarquables prennent une place primordiale, telle l'inoubliable planète du titre où sont expédiés ceux condamnés par l'Intrumentalité à un châtiment pire que la mort. Elles comptent en particulier le périple de Cashier O'Neill, neveu d'un gouverneur tyrannique déchu, qui va de planète en planète pour trouver le moyen de renverser le remplaçant de son oncle.

Le troisième livre est quant à lui un roman, et il décrit les aventures d'un ressortissant de la planète la plus riche qui soit et qui fournit le stroon à l'humanité : Norstralie. L'aventure de Rod McBan reprend quantité de lieux et de personnages précédemment rencontrés. Elle conclut d'assez jolie manière cette visite d'un avenir lointain tour à tour picaresque, délicate ou épique, bien qu'elle soit parfaitement linéaire et ne possède pas le souffle des premiers récits.

L'Instrumentalité, c'est donc un appareil politique dictatorial qui a pour objet de conserver et d'administrer les intérêts d'une Humanité qui s'est installée sur de nombreux mondes. Ce cadre constitue le socle de l'essentiel des textes assemblés ici, quoi qu'il en soit parfois seulement un ornement. Les histoires développent donc des enjeux politiques, en particulier sur le tard, mais d'une manière datée ou pas forcément très fouillée. Mais aussi des drames intimes, des actes héroïques ou des percées scientifiques ou techniques brillantes. Elles convoquent aussi bien le drame personnel comme communautaire qu'un humour à peu près omniprésent qui s'invite parfois au cœur même du récit (La planète Gustible). Et le tout s'enchaîne d'une manière étonnamment précise sur une durée pluri-millénaire.

Ce qui ne transparaît pas de tout ce qui précède, et qui est primordial pourtant, c'est combien le style et les images de Cordwainer Smith se démarquent nettement des productions usuelles du genre. En premier lieu parce que l'auteur utilise de manière inconditionnelle la prolepse dans l'introduction de ses textes, donnant un aperçu souvent cryptique mais accompagné d'une aura légendaire sur le développement qui va suivre. Ceci, ainsi qu'un usage fréquent de formules répétitives ou encore l'absence de chute (plusieurs récits tenant souvent sur leur seule charge émotionnelle) donnent à ses nouvelles un caractère merveilleux et les atours de la fable. Des néologismes reposant sur des langues étrangères ou la citation implicite de romans ou de poèmes ajoutent encore à cette étrangeté littéraire. Malheureusement, ce style achoppe parfois, sur les dialogues en particulier, qui sonnent quelques fois de manière étrange.

Par ailleurs, cette œuvre se distingue d'autres annales d'un futur lointain par bien des points, au premier rang desquels figure un décentrement peu commun de la part d'un auteur américain. La saga débute ainsi avec une nouvelle dont les protagonistes sont des scientifiques russes ou des représentant du parti bolchévique (Non, non, pas Rogov !). Immédiatement après, ce sont des exilées allemandes qui vont provoquer une renaissance de l'Humanité et fonder une lignée qui va traverser bien des histoires (Mark Elf). Ce sont par ailleurs des ressortissants d'Australie qui fonderont Norstralie, une planète qui vit dans la mémoire d'une monarchie lointaine et disparue de longue date. Plus singulière encore, l'omniprésence des animaux puis des sous-êtres (des animaux modifiés) qui tiennent le rôle d'esclaves ou de « sous-races » que des robots tiennent dans d'autres romans. Une présence animale jusque dans les cerveaux de souris vitrifiés qui servent de support pour des intelligences artificielles. Depuis Mark Elf qui conte la renaissance des Humains Véritables jusqu'à l'omniprésence des animaux modifiés et leur bataille pour leurs droits, ces chiens, ces ours, ces chats (surtout !) ajoutent encore à l'impression parfois de lire de la fantasy ou du merveilleux.

Les seigneurs de l'Instrumentalité constituent un ensemble court, mais extrêmement homogène et intriqué. Une histoire portée par une voix singulière de la science-fiction qui permet à coup sûr un renouvellement de l'imagination. L'intérêt de l'intégrale raisonnée prend d'ailleurs ici particulièrement tout son sens tant les récits s'alimentent les uns les autres. Agencés pour l'essentiel selon l'ordre chronologique, ils tracent un avenir toujours plus lointain, se répondant parfois grâce à un détail, un nom, une anecdote, un événement, mais développent toujours une nouvelle histoire. Les sondeurs qui apparaissent ici ou là acquièrent ainsi toute leur épaisseur après la lecture un peu plus tôt de Les sondeurs vivent en vain. Des personnages tels C'mell, le seigneur Jestocost ou toute la lignée des Vomact sont autant de points de repère qui jalonnent le schéma d'ensemble. Et le livre possède toutes les qualités que l'on trouve habituellement dans la collection Intégrales de Mnemos : une couverture rigide très belle, un appareil composé d'une préface de Thimothée Rey (laquelle attire intelligemment le lecteur sur les spécificités stylistiques du contenu qui va suivre), d'un guide chronologique, d'un lexique, de quelques textes bonus. Il possède également un poids qui à lui seul pourrait justifier son prix ou au contraire vous rebuter, selon vos habitudes de bibliophile ou de lecteur. Et il n'est pas exempt, malheureusement, d'un nombre de coquilles supérieur à la moyenne.

David SOULAYROL
Première parution : 4/7/2024 nooSFere