Griffon

          Je sais, tu es écrivain. Mais tu es aussi mon père. De toi, j'ai l'image d'une porte fermée, d'un cahier griffonné sur un bureau devant lequel tu étais assis, te grattant le nez d'une manière passionnée et nerveuse, avec de la musique classique en fond. Il y avait même un chat recroquevillé à côté de ta machine — bref, tu étais l'image même du type de l'écrivain plongé dans un autre monde, son monde. Pourtant, je savais que si j'ouvrais cette porte pour te demander quelque chose — quoi que ce soit-, je savais que tu serais là, que tu laisserais tomber tes livres, abandonnerais tes idées pour me parler, m'écouter, me conseiller. Si tu n'as pas toujours su — ou pu — profiter avec moi de tous mes instants de bonheur, tu as toujours été près de moi lorsque ça n'allait pas. Tu as su (et ce devait être l'écrivain qui agissait à ces moments-là) donner aux instants les plus durs de ma vie un sens solennel et un côté théâtral qui leur révélaient toute leur force, toute leur valeur et qui les rendaient inoubliables.

          Voilà, tu es cet écrivain, mon père. Ils sont je crois indissociables.

          Je me rappelle cet après-midi où tu es venu dans mon collège pour parler de ton livre, La Machination, que nous avions étudié en classe (être obligée par un professeur de lire le livre d'un homme qui partage votre vie, que dis-je ! qui vous a donné la vie, quelle farce !). Je crois bien que j'étais plus angoissée que toi : « Comment les autres vont-ils le trouver ? Va-t-il me parler ? » Quand tu es parti, j'étais heureuse, heureuse et fière aussi de t'avoir trouvé si simple, si pudique et à la fois si proche de moi.

          L'écrivain est peut-être pour vous un ami, un compagnon d'écriture ou même l'auteur de votre livre de chevet ; mais pour moi, c'est avant tout un être exceptionnel : c'est mon père.