Griffon

          Je connaissais Christian depuis des années, ou, pour être plus précis, je connaissais depuis des années les bou­quins de Christian. J'aime Bradbury, Lovecraft, Poul Anderson et quelques autres du même calibre, mais je ne suis pas ce qu'on appelle un mordu de science-fiction.

          Je suis entré de plain-pied dans l'uni­vers de Christian. Pourquoi ? A vrai dire, je n'en sais rien. Une rencontre heureuse. J'appréciais la fantaisie d'un monde plein de surprises (l'Inconnu se fiche éperdument de la raison), la galo­pade débridée d'un esprit libéré à tra­vers les constellations et les galaxies, et peut-être aussi la recherche (la quête) d'un humanisme qui semble de plus en plus étranger à notre planète Terre. Je découvrais derrière ces séquences de folie, derrière ces vagues tourbillonnaires, derrière ces histoires halluci­nantes, l'architecture rigoureuse d'un auteur qui « montait » ces romans-films comme des pièces classiques. Rien ne clochait, rien ne dérapait, rien n'échap­pait à la lucidité du maître d'œuvre qui tirait ses fils avec la précision d'un marionnettiste.

          — Voilà un type, pensai-je, qui devrait réaliser avec bonheur une BD de science-fiction.

          J'étais à l'époque (1983) rédacteur en chef d'un hebdo pour les jeunes où la bande dessinée occupait 80% de l'es­pace imprimé (Pif, qui poursuivait la tradition de Vaillant, le premier journal de bandes dessinées, créé en France dès la Libération).

          Je pris contact avec Christian et le persuadai de mettre sur pied et une série et un héros de science-fiction. Poussant plus loin mes pions, je réussis l'exploit, au terme d'un combat sour­nois, de l'engager à temps complet dans notre rédaction. J'ai oublié les argu­ments tordus que j'employais pour arracher son accord. Je crois qu'il ne lui déplaisait pas de vivre de l'intérieur les ambiances et les contraintes, les grands espoirs et les petites misères d'une salle de rédaction. Le monde des dessinateurs de bandes dessinées l'amusait, le fascinait, l'attirait irrésis­tiblement. Les dieux de la BD ! N'ou­blions pas que l'un d'eux allait donner forme et vie au héros de papier qu'il allait créer.

          Et le scénariste Christian Grenier créa Argyr, le baladin de l'espace. Space-opera, Heroïc-fantasy ! Argyr, un personnage original parmi les quelques centaines de héros que la science-fiction internationale a engen­drés. Un modeste, cet Argyr, sur notre planète Terre, un enfant de la balle, un saltimbanque, voué aux tournées de province où ses tours ravissent un public indulgent.

          Et puis, un jour, le grand chambarde­ment ! Par la double action d'un Magnitron (fantastique capsule à désintégra­tion d'électrons) et d'un rival irascible, notre illusionniste sans ambition se trouve projeté dans l'espace au beau milieu d'un grand show télévisé. Il n'en demandait pas tant. Saltimbanque il était sur Terre, saltimbanque il sera dans les mondes du Cosmos infini, à des milliers d'années-lumière du parvis de Notre-Dame. Il faut bien vivre. D'ailleurs, ses tours de magie enchan­tent les publics des galaxies. Mais, salut l'artiste ! ces archipels sidéraux, ces traversées intergalactiques sont semés d'embûches. Et Argyr le baladin de l'espace est traqué sans cesse par les Truqueurs du temps, ces forces mysté­rieuses qui semblent maîtriser le futur et bouleverser le cours de l'histoire. Les pouvoirs de son amie Praïla (une extraterrestre qu'il délivra de la Cité-machine) et la subtile intelligence de Maki (un curieux animal rescapé de la Lune Verte) l'aident heureusement à tirer son épingle de situations dange­reuses.

          Le dessinateur André Juillard, sollicité et intéressé (mais très pris ailleurs) céda le pinceau au dessinateur belge Jean-Marc Salmon.

          Fin juin 1983, si ma mémoire est bonne, Argyr fut placé sur orbite. Le succès fut immédiat. Les lecteurs adop­tèrent d'emblée ce voyageur malgré lui que hantait une seule idée : rejoindre sa planète Terre.

          La Terre est bleue comme une orange (comme chacun sait ¹). Argyr, amical, tendre, pétri de poésie jusqu'aux yeux, balloté dans les profondeurs de l'Uni­vers, poursuivait obstinément la quête de cette planète minuscule, cette Terre bleue comme une orange. Pendant deux ans, Christian Grenier, journaliste et scénariste de BD créa 15 épisodes des aventures d'Argyr. En juillet 1985 il mit fin à sa collabora­tion. A cette époque je préparais moi-même mon départ. J'essayais de le retenir, mais sans conviction, je dois le dire. Je comprenais combien il doit être pesant de retenir à une table de bureau un chevaucheur de comètes, un vaga­bond des étoiles, un pèlerin de la Voie Lactée, un familier de la Grande Ourse. Je regrette seulement qu'un éditeur n'ait pas pensé à regrouper en albums les pérégrinations d'Argyr, le baladin de l'espace.

          Salut l'artiste ! Salut Christian ! Ce fut un moment de bon temps.