Christian Grenier, auteur jeunesse
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 SOMMAIRE 
C1 Présentation
C2 Profession du père : Ecrivain
Sophie Grenier
1 Christian Grenier le joueur de marelle
Yves Pinguilly
2 Planète enfance ou Christian Grenier questionné par ses deux enfants
Sophie Grenier et Sylvain Grenier
4 De la Terre à la Lune : L'avenir d'une illusion
Jacques Deitte
5 Les pieds sur Terre
Jean Coué
6 La planète Utopie
Raoul Dubois
7 La Mercedes à explorer le temps
Jacques Cassabois
8 La planète Robinson
Michel Jeury
9 Dans le sillage de l'extraterrestre
Philippe Barbeau
10 La planète des poireaux
Joël Fuzellier
10 Planète fraternité
René Trusses
11 Intersections d'orbites
Daniel Collobert
12 De temps en temps
Thierry Opillard
13 Le baladin de l'espace
Jean Ollivier
14 Christian Grenier et l'inquiètude du temps
Jean Perrot
15 Les dessous du G.R.E.N.I.E.R.
Christian Poslaniec
17 Imposteur ? Imposteur auteur
Christian Léourier
19 Le cochon de Noël
Christian Grenier
C4 Conjuguer l'enfance et la science-fiction ?
Jo Taboulet

Griffon

revue


Imposteur ? Imposteur auteur



Christian Léourier

Ecrivain


          J'ai appris très tôt à me méfier de Christian Grenier. Je fis en effet sa connaissance à travers un docte ouvrage paru en 1972 chez Magnard, intitulé Jeunesse et science-fiction. Dans ce manuel rédigé à l'intention des enseignants, l'auteur, avec un rare aplomb, affirmait que non seulement on pouvait laisser des romans apparte­nant à ce genre suspect entre les mains d'un jeune lecteur sans le pervertir, mais encore les utiliser à des fins péda­gogiques.
          Cette thèse audacieuse, très documen­tée bien que ne mentionnant pas mon premier roman du genre pourtant paru au moins trois mois plus tôt, ne pouvait être à mon sens que l'œuvre d'un uni­versitaire blanchi sous le harnois, s'offrant le luxe d'une provocation au terme d'une trop sage carrière. Or il me fut donné de rencontrer le personnage en chair et en os quelques mois plus tard du côté de Saint-Fons. Bien qu'il tentât de dissimuler sa jeunesse der­rière sa moustache, force me fut de constater que l'individu qui tenait des propos aussi iconoclastes était à peine plus âgé que moi. Avais-je affaire à un agitateur ?
          Au fil du temps, d'autres détails étranges s'accumulèrent. Ainsi, lui et moi aurions vécu dans le même quar­tier de Paris, puis dans la même ban­lieue, fréquenté les mêmes cinémas, lu les mêmes livres, partagé les mêmes intérêts pour les sciences et la conquête spatiale et entré, à la même époque, en science-fiction comme d'autres entrent en religion, tout cela sans jamais nous rencontrer ? Nous tenions tous deux Les Dépossédés d'Ursula Le Guin pour le livre fondamental de notre époque, et considérions Simulacron III de Daniel Galouye comme un texte de première importance... Tiens, cela aurait dû me mettre la puce à l'oreille, cet intérêt pour une histoire de monde simulé. Or, la clé du mystère, c'est Grenier lui-même qui la livra en 1990, dans un roman intitulé avec un douloureux cynisme : Auteur auteur imposteur 1 Ce prétendu roman est un aveu. Il livre l'explication : Grenier N'EST PAS Gre­nier.
          Hélas, pour rassurant qu'il soit, ce genre de certitude ne dure pas bien longtemps. Car le livre est piégé. Un piège d'autant plus diabolique que Gre­nier, délaissant pour une fois la science-fiction, feint de rejoindre le monde rassurant de la réalité, celui où les éditeurs manipulent les auteurs qu'ils exploitent, où les hommes cèdent à l'amour des femmes par manque d'imagination, où le massacre des Indiens se justifie en terme d'audimat. Bref, un univers normal. Mais, peu à peu la réalité se délite... Auteur auteur imposteur raconte en effet l'histoire de Walter Citran, un écrivain qui, après avoir aiguisé ses premières plumes en qualité de nègre, moins par lucre que par goût du déguisement, devient riche et célèbre en endossant par hasard l'identité d'un autre. Dès lors, il vit dans l'obsession de voir sa véritable identité découverte, d'autant qu'il a commis sous son nom, l'imprudent, une œuvre de jeunesse autobiographique. Ce qui pourrait n'être qu'une banale mascarade prend bientôt des allures de tragédie. Car Walter Citran ne peut se contenter de faire semblant. Le renie­ment est complet : de timide et rêveur, il devient arrogant, caustique. Non parce qu'il est devenu médiatique, mais parce que, devenu un Indien, il regarde le monde des Blancs avec le regard cri­tique d'un Peau-Rouge. Mais au fond, quelle est sa véritable nature ? Walter s'efface, Citran se révèle. On pourrait dire que la supercherie l'a aidé à expri­mer des défauts (qualités ?) jusque là refoulés si cette dilution de la person­nalité ne diffusait pour attaquer le monde qui l'entoure. Il se met à chan­ger, le monde ! Les amis d'hier, ceux-là mêmes dont on attendait qu'ils entrent dans le jeu, deviennent exigeants, tra­hissent. Mais trahissent qui ? Quel Walter ? Celui qu'il prétend être devenu ou celui qui s'est trahi lui-même ?
          « Les Peaux-Rouges ont un énorme défaut, ils sont très menteurs ; seule­ment, eux, ils le disent » 2. Un écrivain ne peut qu'éprouver de l'indulgence pour ce trait de caractère. Lui aussi est un menteur. Un menteur professionnel. On lui en fait compliment : plus il ment, plus on le loue pour son imagina­tion. Seulement, lui, il prétend dire la vérité, voire l'arracher au puits où elle dissimule sa nudité avec une coupable coquetterie. « Chacun ment, parce que le mensonge contient plus de vérité que la vérité elle-même. » 3
          L'écriture est, constatation banale, une alchimie. L'écrivain s'investit dans son œuvre, qu'il nourrit de sa mémoire, de sa folie peut-être. Cependant, il ne peut l'ignorer, l'écrit n'existe que par la ren­contre d'un lecteur, c'est-à-dire d'une autre mémoire, d'une autre sensibilité. Le livre ne restitue pas l'écrivain. Miroir, il est, comme tout miroir, défor­mant. En tout état de cause, l'image dans le miroir ne saurait être confon­due avec l'homme qui s'y réfléchit : « Une glace lui renvoie le reflet d'un individu amaigri, vieilli, mûri, mais heureux, car son regard possédait la flamme de ceux qui savent de quoi sera fait l'avenir ; il ne s'y reconnut pas puisque, déjà, c'était moi qu'il voyait » 4.
          Métamorphose, et bientôt polymorphose. Mais l'opération n'est pas sans danger. « Celui qui se multiplie finit par ne plus se reconnaître... A force de vou­loir être un autre on finit par n'être plus personne » 5. D'où la nécessité de revenir à sa propre identité. Mais n'est-il pas trop tard ? « Chacun n'est pas ce qu'il dit, chacun ne peut être que ce que les autres en voient » 6, L'illusion est donc indissociable de l'existence. Mais l'imposture ?
          Elle commence quand on accepte de se conformer à cette image qu'autrui impose. Quand on se fait complice de l'illusion. Quand on accepte de jouer le rôle de l'écrivain, face à un public dont on sait qu'il n'a pas lu, qu'il ne lira pas le livre dont on parle. Juste pour exis­ter dans le regard d'autrui. Tôt ou tard, l'écrivain se trouve confronté à la question : pourquoi écrire ? Au début, « c'était faire la toilette de soi-même, se regarder, s'affûter, se découvrir, c'était, en même temps que se traduire, jouer avec la lenteur des mots et aligner posément des pavés de signifiance sans savoir comment le lecteur, par­courant à vitesse normale ce que tu avais pas à pas élaboré, embrasserait le travail achevé. » 7.
          Mais vient bientôt le moment où, comme dit Brassens, s'amuser tout seul ne suffit plus. Tu t'imposes, lec­teur, comme une présence obligée. Tu deviens complice, mieux, tu sollicites l'imposture. Walter Citran l'assume : « ... au fond, c'était cela son but, qu'on le vît, l'adulât, le haït — mais qu'il soit un centre, que de multiples attentions convergent vers lui » 8. Christian Grenier, qui entre temps a rasé sa moustache, nous délivre-t-il enfin le message de la sagesse : pour être heureux soyons authentique, pour être auteur tournons le dos au lec­teur ? Pas si simple. Et si le regard d'autrui, tout en nous estompant, était une nécessité ? Ainsi, dans Le cœur en abîme, le sexe de l'extraterrestre Car­min, originairement neutre, ne se révèle qu'à travers le regard de l'homme auquel il/elle s'attache. Chez Grenier, l'autre n'est pas hostile. Il apparaît d'abord comme un person­nage fascinant. Ainsi, entre le Terrien Sylvain et la Maxalienne Orlone, la sympathie est immédiate 9. Et si la rencontre d'êtres aussi différents que Réséda et Longues-Jambes débouche sur l'amour, ce n'est pas par conven­tion et goût du happy-end  10. Or, Walter Citran en témoigne, l'autre n'est jamais bien loin. La fascination agit, bien entendu, avec la force du vertige quand on le découvre en soi. La maladie, la fièvre, sont un moyen de réveiller cette altérité 11. Il en est d'autres, moins naturels. Le premier chapitre de La machination montre un personnage dépossédé de sa mémoire. Dès lors, tout lui devient possible, y compris se retrouver à la tête des Etats-Unis du Monde, malgré sa jeu­nesse. Mais on ne renonce pas impunément à ses souvenirs. Ce qui est en jeu, c'est sa liberté et bien davantage. L'illusion est encore ce que le pouvoir a trouvé de mieux pour se maintenir, car il se sait soluble dans la vérité. On notera au passage que le pouvoir, chez Grenier, est rarement légitime, car fondé sur un discours. Les mots, qu'ils s'expriment à travers des slogans ou une idéologie (le livre sacré du Mon­treur d'étincelles, par exemple), ne sont alors que des masques dont on affuble des intérêts économiques ou des privi­lèges de caste.
          Seulement le réel a la vie dure. Il s'ex­prime là où on ne l'attend pas. Séquen­ce spatiale N° 3  12 se déroule dans un monde virtuel, où l'environnement matériel n'est qu'illusion : il s'agit moins d'exploiter un trucage cinémato­graphique que de donner plus de réa­lisme aux sentiments exprimés par l'ac­teur — qui, bien entendu, n'est pas conscient du procédé. Car en définitive, ce jeu de miroirs où Christian Grenier se complaît, se donne bien pour but de débusquer la vérité. Mais celle-ci ne s'atteint jamais, et les chemins qui y mènent sont autant d'asymptotes. Tant pis : « rien [n'est] plus désirable à ses yeux que l'utopie de l'éternel ailleurs » 13. Ainsi, le propos de Grenier transcende l'examen nombriliste de la situation de l'auteur. C'est la cohérence du monde qui est en jeu.
          Dans ces conditions, il n'est pas éton­nant qu'il ait trouvé son terrain privilé­gié dans la science-fiction. Et particu­lièrement dans ce domaine de la SF qui s'apparente à l'utopie. Grenier s'y montre confiant dans la science et la technologie. Celle-ci n'est pas sans dan­ger 14 ni dénuée d'arrière-pensées 15. Mais Grenier a assimilé cette simple évidence de l'histoire des sciences : on ne recule jamais. Ce que le savoir com­promet, le savoir permet de le sauver. Puisque l'homme est démesuré, aucune tâche n'est trop lourde pour lui : remo­deler un satellite naturel pour le trans­former en miroir solaire, modifier l'orbite de Vénus, plonger la Terre dans une autre temporalité... Et même assu­rer le triomphe de la raison sur l'ambi­tion, la superstition, l'avidité, de la liberté sur la tyrannie. Vous avez dit littérature de jeunesse ? Dans le premier ouvrage cité, Christian Grenier affirmait le rôle pédagogique de la SF. Il récidiva quelques années plus tard avec La science-fiction, j'aime. Mais quelle pédagogie ? Certainement pas celle des principes établis, des mondes figés, des certi­tudes éternelles. Mais celle de la cri­tique, du doute, de l'imagination. L'im­posture, pour le réel, est de se présenter comme le vrai, l'inévitable, le seul possible. Ou pis encore, le confor­table.
          Grenier manipule volontiers le para­doxe. Les articles qu'il livre au Bulletin de la Charte portent des titres tels : « La censure, je l'accepte », « Merci à Khomeini » ou « Animateur, auteur, animauteur » (sous-titré : « faut-il faire le clown ? ») ; il y dénonce les idées admises et les consensus veules, simplement en écrivant ce que chacun sait ou pra­tique, en préférant le taire. Mais enfin, l'écriture n'est-elle pas le lieu où l'on met la bonne conscience à mort ? Cette manière abrupte, dérangeante, de poser les questions est caractéristique de Grenier... comme de Walter Citran. Aussi n'est-il pas étonnant de constater que la SF de Grenier enseigne que pour trouver la vérité, il faut commencer par arracher les masques (Le montreur d'étincelles), sortir de sa bulle protec­trice (Cheyennes 6112), accepter d'ex­plorer les profondeurs (Le cœur en abîme), refuser les apparences (La machination). Mais aussi cela ne suffit pas. Il y a toujours un après. Il y a tou­jours un retour possible à l'imposture. Le rôle de l'utopie, c'est précisément de proposer un modèle qui permet de ne jamais s'arrêter. L'état présent n'est, ne saurait être qu'une étape. Walter Citran se perd à force de vouloir res­sembler à l'image qu'il projette. Le monde se perdrait à force de se croire l'unique réalité. Le vrai n'est jamais définitif. Car tout ce qui se fige est illu­soire, comme l'image dans le miroir. Voilà pourquoi seul importe « l'éternel ailleurs ». Grenier n'est pas Grenier parce que le monde n'est pas LE monde.
          A propos, lecteur, toi qui es responsable de la première imposture, qui es-tu ? •




Notes :

1. On observera que le personnage n'hésite pas à pasticher par avance le titre du présent article
2. Auteur auteur imposteur », Denoël
3. id. p. 189
4. id. p. 52
5. id. p. 100
6. id. p. 195
7. id. p. 125
8. id. p. 60
9. Le secret des mangeurs d'étoiles », Rageot éditeur
10. Cheyennes 6112 », Gallimard, Folio-Junior
11. voir « Le cœur en abîme », notamment
12. in « Futurs antérieurs », Milan, Zanzibar
13. Auteur auteur imposteur »
14. Le soleil va mourir », G.P., Grand angle
15. La machination », Livre de poche

Christian Léourier
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Parmi ces deux jeunes Christian, saurez-vous trouver lequel est Léourier et lequel est Grenier ?
Parmi ces deux jeunes Christian, saurez-vous trouver lequel est Léourier et lequel est Grenier ?


 
 

Dernière mise à jour du site le 12 octobre 2021
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