Christian Grenier, auteur jeunesse
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     Ces pages ne seront plus mises à jour ( pour l'instant ...).
Les notes de lecture étant publiées sur le blog chaque semaine, cela devenait difficile de mettre ces pages à jour en parallèle. Donc rendez-vous sur le blog pour les nouvelles "lectures de la semaine" ! CG, le Lundi 18 février 2013
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 Septembre 2009 : Les lectures de septembre 

  Les Eveilleurs , Pauline Alphen ( Hachette Jeunesse )  
     La jeune Claris déplore que les aventures n'arrivent jamais aux filles. Quelque peu tête brûlée, elle rêve de manier l'épée, de monter à cheval ( pourquoi pas Longue Vue, le superbe étalon nyctalope ? ) et de quitter la vallée de Salicande ! Son frère jumeau Jad, lui, a d'autres problèmes car les migraines et les cauchemars dont il souffre l'empêchent de mener la vie d'un garçon de son âge...
     Aussi, Claris et Jad de Salicande ne sont pas des enfants ordinaires, notamment parce que Claris, comme son frère, est dotée de certains pouvoirs qu'elle maîtrise encore bien mal, et aussi parce qu'ils ont vu disparaître leur mère, Sierra, quand ils étaient tout petits.
     En fait, la mystérieuse disparition de Sierra est le nœud de ce premier volume, qui décrit par le menu le quotidien de ces deux héros cloîtrés dans cette vallée coupée du monde, un monde dominé par le père des jumeaux, Eben ( dit « le Duc » ), fils de Jors, le fondateur de cette communauté où l'écologie et la magie semblent avoir fait alliance...
     Qui détient la clé de la disparition de Sierra ? Peut-être Chandra, la nourrice des jumeaux et la mère du jeune Hugh — une forte personnalité. Peut-être Blaise, dit « Le Mandarin », le vieux précepteur des jumeaux qui en sait davantage qu'il ne le prétend... Peut-être encore Bahir Borges, l'étonnant libraire aveugle dont les trois filles ne laissent pas Jad indifférent !

     Celles et ceux qui n'ont pas lu Aujourd'hui au Brésil risquent de ne pas connaître Pauline Alphen, qui s'est surtout consacrée jusqu'ici au scénario et à la traduction ( du Portugais, bien sûr ). L'écriture de ce nouvel opus surprend par sa qualité, sa maîtrise et son efficacité littéraires : Pauline Alphen a lu et fort bien digéré Tolkien, Pullman et Bottero ; elle les cite et leur rend d'ailleurs hommage.
     Ce premier volet, comme en témoignent les nombreux clins d'œil littéraires de l'ouvrage, est d'ailleurs également un hommage aux livres, à la lecture, à l'écrit et à l'imaginaire.
     Attention : les lecteurs avides de poursuites, de violence et de combats risquent d'être déçus ! Ici, Pauline Alphen privilégie les portraits, l'ambiance et la psychologie d'une pléiade de ( nombreux ) personnages forts et attachants. Aussi, il faut être patient et attendre la deuxième partie de l'ouvrage pour commencer à percer les secrets d'une famille aux rapports ambigus et d'un univers à la fois riche et original.


  Ce que disent les nuages , Lorris Murail ( L’Archipel , Archimaginaire )  
     Jeanne d'Arc a un successeur contemporain : le petit Colin, dix ans, entend dans le ciel des voix qu'il ne sait déchiffrer. Après s'être évanoui au bord d'un puits, Colin aperçoit un ange, un ange avec de vraies ailes, qui lui ordonne de relayer les messages qui lui seront délivrés...
     Ses parents, Monia et Francis, inquiets, font appel au vieux Père Mandelier ; ce dernier conseille de confier l'enfant à Kantor, un mystérieux et fort savant ecclésiastique défroqué.
align=justify>     Kantor soupçonne Colin d'être un authentique relais entre le Ciel et l'Humanité... une humanité menacée par le changement climatique. Or, Kantor est aussi l'ancien mentor du richissime et puissant Grégoire Murphy, magnat ( entre autres ! ) de l'industrie des armes, de l'informatique et de l'eau, devenue une denrée rare et précieuse.
     Murphy récupère l'enfant et il engage Béatrice, une préceptrice originale et un peu rebelle qui devine à son tour le secret de Colin et surtout les objectifs du maître du monde : accéder au Paradis — au sens propre !
     Entre alors en scène le pilote Thomas qui, dans une courte introduction ( un raid au-dessus de la Cordillère des Andes ) a frôlé la mort et... le Ciel. Thomas, dont Béatrice tombe aussitôt amoureuse, est en effet engagé par Murphy pour effectuer avec son patron et tous nos héros un mémorable voyage céleste et risqué du côté de la couche d'ozone, aux frontières de l'atmosphère Les voyageurs en reviennent persuadés que l'Eden est là, à leur portée — l'Eden d'où coulent les fameux quatre Fleuves évoqués par la Genèse. Un Eden que Murphy aimerait bien récupérer pour son compte personnel... à moins qu'il ne songe à le transformer en une sorte de parc d'attraction payant ?
align=justify>     Béatrice et Thomas, de plus en plus épris l'un de l'autre ( mais surveillés de près par Colin qui veille à éviter tout dérapage ) décident de fuir avec leur chaperon, autant pour protéger le jeune Envoyé de Murphy que pour comprendre les enjeux des messages de leur relais en culotte courte.
     Bientôt, Kantor lui-même change de camp : il trahit Murphy et rejoint le trio qui se cache à Paris, dans un petit appartement du XVIIIe.... Mais l'homme d'affaire les poursuit et les traque à l'aide du réseau vidéo qui piège désormais les villes de la planète.
     La rencontre de Murphy avec le mystérieux Sheridan va achever de convaincre l'homme d'affaires que l'Eden existe. Les anges aussi, et le Diable, forcément. D'ailleurs Sheridan n'est-il pas l'un de ses envoyés ?
     Convaincu, Murphy n'hésite pas à signer un pacte avec lui.
     Autre conséquence logique, puisqu'il faut prendre la Bible non seulement au sérieux, mais surtout au pied de la lettre : Dieu a bel et bien créé l'Univers en sept jours — il a même conçu Adam très exactement le vendredi 25 mars 3947 ( avant J.C., bien sûr ! ) vers 9 heures du matin...
     Peu à peu, et grâce à divers relais célestes que rencontrent d'un côté Murphy et de l'autre Kantor, Béatrice et Colin, la stupéfiante réalité se dessine : l'humanité est condamnée par ce que les hommes imaginent être le changement climatique, et se révèle en réalité un dessein divin — qu'on se souvienne des dix plaies d'Egypte ! Après l'apocalypse annoncée ne subsisteront dans l'Eden que deux Elus.
     S'engage alors une course-poursuite entre le cupide Murphy ( il se verrait volontiers occuper le Jardin avec la jolie Béatrice... ) et le trio de fugitifs devenu quatuor... ce qui fait tout de même beaucoup de prétendants pour un Eden à deux places...

     Au fil de cette lecture qui tour à tour intrigue, passionne et interpelle, le lecteur ne cesse de s'interroger sur le genre de ce thriller inclassable : roman réaliste, sottie, conte philosophique, fantastique, fantasy ?
     Qu'importe ! L'essentiel est d'aller de surprise en surprise avant un dénouement qui relie de nombreux fils faussement dispersés.
     Reste le sujet à la fois simple, original et fort de ce récit : Dieu, la Bible, la Genèse... et si c'était vrai ?
     Vous souriez ?
     Euh... quand les fondamentalistes ( dont George W. Bush fut l'un des hérauts ) réfutent Darwin et font des procès aux écoles laïques qui enseignent la théorie de l'évolution, souriez-vous toujours ?
     Bien que le roman de Lorris Murail ne relève pas à proprement parler de la SF, il en a cette caractéristique indéniable : une hypothèse dont l'auteur conjugue les conséquences avec la logique et la rigueur qui conviennent ! Son ouvrage, qui se lit d'une traite, trouble et fascine. C'est un récit digne de Barjavel ( on comprendra que malgré mon Si c'était vrai imprudent, que Ce que disent les nuages vole haut, très haut, trente kilomètres plus haut que Marc Lévy ! Et tout cela grâce à un style clair, alerte et précis où l'humour et l'action flirtent sans cesse avec la réflexion et la philosophie.
     La religion est peu abordée en littérature ; à ma connaissance, elle ne l'a jamais été sous cette forme futuriste — sauf, peut-être, en 1960 par Walter M. Miller avec son grandiose Cantique pour Leibowitz.
     La force de ce récit palpitant réside dans son humour dévastateur et permanent, ainsi que dans la pertinence de son hypothèse, déclinée jusqu'au bout par un auteur qui connaît et maîtrise son ( double ) sujet : la religion et la SF.
     En ce début de siècle guetté par le fondamentalisme religieux, Ce que disent les nuages me semble d'une troublante actualité. Sans en avoir l'air, il repose la ( vieille ) question qui n'a cessé d'opposer science et religion : et si le moindre événement était en réalité l'œuvre d'un grand Dessein ? Si le plus petit hasard était le fruit de la volonté divine ? Alors la science ne serait qu'un rideau de fumée ! C'est ce que démontre à Murphy le fameux Sheridan ( qui fabrique en secret de faux fossiles ) en affirmant :
     — C'est ça ou le paradis terrestre, monsieur Murphy. Toumaï et Lucy ou Adam et Eve.
     Comme l'affirme Angélique au pilote Thomas, celui qui a frôlé de près les anges, ceux qu'entend Colin, ceux qui sont voués à « l'adoration perpétuelle » :
     — Il semblerait que ce soit lié au trou dans la couche d'ozone. Un problème d'étanchéité. Certains récepteurs perfectionnés commencent à les recevoir également. On a intercepté des litanies.
     — Ciel ( répond... Angélique ). Mais c'est épouvantable !
     Epouvantable et drôle. Passionnant et troublant. Percutant et pertinent.
     A lire absolument !
Vous pouvez aussi lire les notes de lecture sur d'autres livres du même auteur :
Les Pommes Chatouillard du chef | Les semelles de bois | La grande roue | Nuigrave


  Jean-Christophe , Romain Rolland ( Albin Michel )  
     Cet été, j'ai commis une imprudence : ouvrir ce gros roman qui a bercé mon imaginaire il y a une cinquantaine d'année. Fasciné, je n'ai pu m'en détacher et l'ai relu jusqu'au bout.
     Est-il nécessaire de résumer ce qui, à mes yeux, passe toujours pour un classique incontournable ? Sans doute. Car les jeunes ( et les moins jeunes ? ) adultes ne l'ont peut-être pas lu.
     Jean-Christophe, c'est la vie et le destin, de sa naissance à sa mort, d'un musicien qui, à l'aube du XXe siècle, peut apparaître comme un Beethoven contemporain. Beethoven était d'ailleurs le modèle du musicologue averti qu'était Romain Rolland qui, pour l'écriture de son Jean-Christophe, a beaucoup puisé dans ses recherches et dans sa propre vie.
     Né en Allemagne de Melchior ( un père musicien, fanfaron et grand buveur ) et de Louisa, une mère pauvre, aimante et douce, Jean-Christophe grandit bercé par le Rhin, la musique et avec la complicité de Jean-Michel, un grand-père solide et joyeux.
     Impressionné par les dons de son fils, Melchior décide d'en faire un musicien professionnel et de le placer à la Cour du Duc où lui-même travaille — de quoi dégoûter Christophe de la musique qu'il aime pourtant.
     Bientôt, l'enfant fait la connaissance de la mort, de la séparation, de la misère ( la ruine menace la famille et Melchior perd son emploi ), de l'amitié avec Otto, un jeune admirateur.
     Il connaît ses premiers émois amoureux avec Minna et la jeune veuve Sabine ( une passion bien chaste ! ) avant de vivre un temps avec Ada, jeune et belle effrontée. Mais celle qu'il aime en secret est Antoinette, une institutrice française inconnue qu'il a invitée un soir à un concert et dont, bien malgré lui, il a provoqué le renvoi en France.
     Devenu musicien à la cour, Christophe ( Romain Rolland l'appelle le plus souvent ainsi ) heurte fréquemment le public et ses employeurs par son intransigeance, ses exigences musicales et humaines et un don peu marqué pour l'indulgence et l'hypocrisie.
     A la suite d'échecs musicaux, de son renvoi de la cour et d'une rixe presque providentielle, Jean-Christophe abandonne sa mère devenue veuve ; il franchit la frontière et s'installe à Paris où la survie est difficile et le succès lent à venir.
     Pauvre, seul, Christophe survit d'articles, de critiques et de leçons particulières avant de trouver enfin un ami fidèle : Olivier. Ce n'est pas un hasard : il s'agit du frère d'Antoinette ( hélas disparue depuis ) qui connaissait déjà la musique et la réputation du héros. Les deux jeunes gens décident de vivre ensemble, de mettre en commun leurs idéaux musicaux et littéraires et d'affronter le goût souvent exécrable de ce Paris du début du ( XXe ) siècle.
     Mais nous n'en sommes qu'à la première moitié de ce récit à multiples rebondissements...
     Car Olivier va tomber amoureux, se marier ( et abandonner Christophe ! ), avoir un enfant avant d'être éconduit, de revenir un peu penaud et de fréquenter les milieux ouvriers, syndicaux et anarchistes de ce début de siècle où se mijotent bien des révolutions.
     A la suite d'un Premier Mai ( 1910 ? ) très mouvementé et d'une provocation stupide, Christophe perd Olivier... et il doit fuir à nouveau. Cette fois, ce sera pour la Suisse où le proscrit, prostré et anéanti, est recueilli par le brave docteur Braun et sa mystérieuse épouse Anna.
     S'ébauche soudain une passion inattendue qui déchire l'esprit et la morale de notre héros... ce qui lui permet au moins de retrouver une foi perdue depuis l'adolescence.
     Euh, je suis mal parti : nous en sommes à la page 1 400 et le récit n'est pas fini !

     Œuvre monumentale, Jean-Christophe reste à mes yeux un modèle. Et la preuve qu'on peut faire de la bonne, de l'excellente, de la grande littérature... avec de bons sentiments !
     Certes, le récit a parfois vieilli, notamment à cause de fréquentes et longues ( mais passionnantes ! ) digressions sur les goûts de l'époque : musique, littérature, critique, mœurs, opinions, morale, politique... Romain Rolland se sert de son personnage pour nous faire souvent partager ses propres indignations, ses espoirs et ses enthousiasmes. Certes, il est souvent question de musique, de race, des Juifs ( on sort de l'affaire Dreyfus ). Mais l'auteur ne se montre jamais antisémite :
     « Si le malheur voulait que les Juifs fussent chassés d'Europe, elle en resterait appauvrie, d'intelligence et d'action, jusqu'au risque de la faillite complète... ces notions de suprématies de race sont niaises et dégoûtantes ».( p. 1007 )
     ni machiste...
     « La femme ne lui ( à Christophe ) paraissait avoir tout son sens que quand elle agissait, quand elle s'efforçait d'être par elle-même, de gagner son pain et son indépendance » ( p. 1013 ) ou encore : « Aussi intelligente que lui, et mieux trempée moralement, plus virile, — ( comme le sont tant de femmes de France, si supérieure aux hommes ) ( p. 1109 )
     Et aussi :
     « Dites à la femme qu'elle est responsable, maîtresse de son corps et de sa volonté, — et elle le sera. Mais lâches que vous êtes, vous vous gardez bien de le dire : car vous avez intérêt à ce quelle ne le sache point ! » — p. 1207 )
     Il offre des jugements ( et des critiques ) typiques de l'époque sur les nationalismes exacerbés et ( déjà ) sur une Europe qui tarde à se construire :
     « L'Europe d'aujourd'hui n'avait plus un livre commun : pas un poème, pas une prière, pas un acte de foi qui fût le bien de tous ». ( p. 1176 )
     Pacifiste, musicien, humaniste généreux et bienveillant, Romain Rolland a une plume alerte, précise, à la fois claire, efficace et littéraire. Il nous propose aussi, à la veille du premier conflit mondial qu'il pressent et redoute, une peinture unique des sociétés française et allemande du siècle dernier — le roman est publié entre 1904 et 1912.
     Ce récit fourmille d'aphorismes qui ne cessent d'interpeller le lecteur :
     L'amour et la passion sont deux parents éloignés ; rarement ils vont ensemble. ( p. 1233 )
     Ce n'est point par les paroles qu'on agit sur les autres. Mais par son être.( p. 1055 )
     Le plus sûr chemin qui nous rapproche de nos morts, ce n'est pas de mourir, c'est de vivre. Ils vivent de notre vie, et meurent de notre mort.( p. 1057 )
     A mesure que l'humanité s'élève, ses crimes sont plus odieux, car ils sont entourés de plus de lumière »( p. 1063 )
     Il ne faut pas être trop sévère. On se fait bien souffrir, même quand on s'aime le mieux.( p. 1226 )
     Il est des esprits qui ne voient bien les choses qu'après qu'elles sont passées( p. 1257 )
     Trop de gens se contentent, en protestant contre le mal commis par d'autres, sans songer à celui qu'ils font( p. 1262 )
     Ou de faire réfléchir l'écrivain :
     L'art qui ne sent point dans sa chair l'aiguillon de la tâche journalière, l'art qui n'a point besoin de gagner son pain, perd le meilleur de sa force et de sa réalité. Il est la fleur du luxe. ( p. 1151 )
     Il est de grands artistes qui n'expriment que soi. Mais les plus grands sont ceux dont le cœur bat pour tous.( p. 1138 )
     Une société qui laisse périr son élite, ou qui la rémunère d'une façon extravagante, est un monstre. » ( p. 1288 )
     Tu dis et tu écoutes des mots ; pas un mot n'a le même sens dans deux bouches différentes.( p 1355 )
     La simplicité littéraire n'est pas naturelle, mais acquise : conquête d'une élite. » ( p. 1277 )
     Romain Rolland se méfie de la démocratie, il évoque « le culte fétichiste du nombre » et « l'optimisme béat qui avait cru aux saintes majorités » ( p. 1267 )
     S'adressant aux ouvriers, Tant qu'il ne s'agira pour vous, disait-il, que d'intérêts mat »riels, vous ne m'intéressez pas. Le jour où vous marcherez pour une foi, alors je serai des vôtres. ( p. 1287 ).
     Le lecteur averti sait, en effet, que Romain Rolland fut un compagnon de route fidèle et parfois aveugle du ( futur ) Parti Communiste.
     Il peut critiquer ( et il ne s'en prive pas ! ) les mœurs et les défauts du « caractère germanique » car il aime l'Allemagne — celle de Goethe, de Schiller et de Beethoven ; les débats qui opposent fraternellement Christophe ( le double à peine déguisé de l'auteur ) et son ami Olivier sont historiques et édifiants.
     En fait, le grand thème de ce roman-fleuve, c'est l'amitié ; et la grande affaire de Jean-Christophe, c'est moins la musique que son attachement à Olivier, que d'aucuns, aujourd'hui, pourraient ( à tort ) soupçonner teinté d'homosexualité. Christophe ne cache pas ses sentiments, au point de dire à Olivier qu'il l'aime. Et Romain Rolland n'hésite pas à écrire ( p. 1073 ) : «  Créer avec son cœur et le cœur de son ami ! L'étreinte de deux amants n'est pas plus douce et plus ardente que cet accouplement de deux âmes amies. »
     Un mot sur l'édition dans laquelle j'ai lu ce roman — même si je possède aussi les trois volumes en livre de poche : il s'agit du Jean-Christophe en un seul volume relié cuir, sur papier bible, souvent publié et republié par Albin Michel dans une belle édition ( de 1947 ) qui ressemble à celle de La Pléiade... sauf que les coquilles sont au nombre d'une bonne vingtaine, impensable dans la prestigieuse collection de chez Gallimard !
     En relisant avec émotion ce grand texte, j'ai mesuré combien il m'avait influencé. Est-ce moi qui partage tant de points communs avec Romain Rolland et Jean-Christophe... ou est-ce l'auteur et la lecture de ses œuvres ( ah... L'âme enchantée ! Colas Breugnon ! Le Voyage Intérieur ! ) qui m'ont profondément marqué entre quinze et vingt ans ?
     Ah... ce goût inconditionnel pour la musique, le théâtre, l'Allemagne ! Ah, la candeur, l'enthousiasme et l'engagement du personnage central ( et de son auteur ), sa naïveté, sa bienveillance ( son intransigeance aussi en matière de sincérité ! ), sa méfiance de Paris et son attirance pour l'utopie...
     J'ai noté, stupéfait, que Romain Rolland consacrait une centaine de pages à la vie et au destin d'Antoinette — bien que le héros n'ait croisé sa route que deux heures, puis quelques minutes, à deux reprises ! Qui sait si Pierre et Jeanne, mon Pianiste sans visage et ma Fille de 3ème B, ne sont pas nés de cette lecture... trente-cinq ans plus tard ! Sans parler du pincement que connaissent bien des lecteurs fanatiques en reconnaissant ici ou là un passage connu, un jugement partagé, un portrait autrefois aperçu... ou même une vieille dictée puisée dans ce magnifique creuset littéraire !
     Jean-Christophes'insère magnifiquement entre Maupassant et Proust.
     Son roman est Une Vie développée dans ses moindres détails et le brouillon classique d'une future Recherche aux... recherches plus subtiles et plus (r)affinées. Mais ici, on est aux antipodes de l'univers des salons de Proust. Jean-Christophe — même si Romain Rolland s'en défendrait ! — est dans la lignée d'un Zola qui aurait la rigueur littéraire d'un Flaubert et la fougue et les élans du cœur d'une Sand. C'est une vraie leçon de littérature avec ses phrases denses, poétiques ( que d'alexandrins dans sa prose ! ), ses portraits hauts en couleur, ses présents de narration fulgurants, ses jugements à l'emporte-pièce...
     Quelle surprise de rencontrer ici ou là ( p. 1260 ) la condamnation du colonialisme, du génocide arménien...
     « la clameur de tous les opprimés : prolétaires exploités, peuples persécutés, l'Arménie massacrée, la Finlande étouffée, la Pologne écartelée, la Russie martyrisée, l'Afrique livrée en curée aux loups européens... »,
     celle du nationalisme ( Voudrais-tu pas que je reprisse la vieille devise de la haine : Fuori Barbari ou :La France aux Français ! ) ou ( p. 985 ) le désir de rassembler dans une Europe future les peuples étrangers...
     —« Et l'Orient vénéneux ?
     —Et l'Orient vénéneux ; nous l'absorberons comme le reste ; nous en avons absorbé bien d'autres ! (... ) La Gaule a bon estomac ; en vingt siècles, elle a digéré plus d'une civilisation (...) Nous sommes les citoyens de la Ville-Univers. Urbis. Orbis. »
     Oui, je sais : notre Nobel de littérature use de l'imparfait du subjonctif et il ne néglige pas les citations en latin ( en Italien, en Allemand, en Grec... ) mais quel enthousiasme, quel souffle, quelle flamme !
     Depuis longtemps, je lis avec un crayon à la main. Et au fil de ma lecture, je n'ai cessé de souligner tel ou tel passage pour sa beauté, sa force...
     « Heureux ! Comment peut-on avoir le cœur de l'être, quand on voit tant de souffrances ? Il ne peut y avoir de bonheur qu'à tâcher des les diminuer ».
     « Je ne suis pas de l'armée de la force ; je suis de l'armée de l'esprit ».( p. 1070 )
     D'autres fois, il m'était impossible de rien souligner tant l'émotion était forte.
     Etrange... Il y a cinquante ans, je m'identifiais au héros. Aujourd'hui, c'est à l'auteur que je m'identifie, ou bien aux vieux admirateurs du héros. J'ai leur regard lucide et bienveillant ( ? ) — et peut-être une partie de leur expérience.

     Les gens d'aujourd'hui, qui lisent vite et mal, ne savent plus la force merveilleuse qui rayonne des livres qu'on boit lentement.
     Ce n'est pas moi qui le dis, c'est Romain Rolland ( p. 1217 )
     Vous n'avez jamais lu Jean-Christophe ? Impossible de passer à côté.
     Vous l'avez lu autrefois ? Relisez-le aujourd'hui — et goûtez, avec un nouveau relief, le plaisir extrême d'une langue et d'un destin exceptionnels.


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